Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/50

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en lui-même : il pense à sa belle ; mais moi, je pense à ma peau : le plus intéressé dans cette affaire, c’est moi ; sans compter que je suis le plus fin. Mon cher enfant, si tu as le feu dans le corps, je ne sais qu’y faire ; mais je ne veux pas que ce soit à mes dépens. » Ayant ainsi fixé un peu son esprit sur une détermination, il put enfin s’endormir. Mais quel sommeil ! Quels songes ! Des bravi, don Rodrigo, Renzo, des sentiers, des rochers, des fuites, des poursuites, des cris, des fusillades : durant ce court sommeil, il n’eut à son esprit d’autres images.

Le premier moment du réveil, après un malheur et dans une situation embarrassée, est un moment bien cruel. L’esprit, à peine revenu à lui-même, court aux idées habituelles de la vie tranquille qui a précédé ; mais la pensée du nouvel état de choses vient tout aussitôt s’y présenter brusquement, et cette rapide comparaison rend le déplaisir plus vif encore. Don Abbondio, après qu’il eut subi ce moment dans toute son amertume, ne tarda point cependant à récapituler ses desseins de la nuit, s’y confirma, leur donna un meilleur ordre, se leva et se mit à attendre Renzo dans un état de crainte et d’impatience tout ensemble.

Lorenzo, ou, comme on l’appelait communément, Renzo, ne se fit pas attendre longtemps. Il ne vit pas plutôt arriver l’heure où il avait jugé pouvoir sans indiscrétion se présenter chez le curé, qu’il s’y rendit avec la joyeuse fougue d’un homme de vingt ans qui doit en ce jour épouser celle qu’il aime. Privé de ses parents depuis son adolescence, il exerçait le métier de fileur de soie, métier pour ainsi dire héréditaire dans sa famille, très-lucratif dans les années antérieures, et qui, au temps dont nous parlons, était déjà en décadence, mais non pas au point de ne pouvoir fournir à un bon ouvrier de quoi vivre honnêtement. L’ouvrage allait diminuant de jour en jour ; mais l’émigration continuelle des hommes de cette profession, attirés dans les États voisins par des promesses, des privilèges et de forts salaires, faisait que ceux qui restaient dans le pays trouvaient encore à s’occuper. De plus, Renzo possédait un petit champ qu’il faisait cultiver, ou cultivait lui-même quand la filature n’allait pas ; de sorte que, dans sa condition, il pouvait se dire à son aise. Et quoique cette année eût été encore plus pauvre en récoltes que les années précédentes, et qu’une véritable disette commençât à se faire sentir, notre jeune homme qui, depuis qu’il avait jeté les yeux sur Lucia, était devenu bon ménager, se trouvait suffisamment pourvu du nécessaire, et n’avait pas à lutter contre la faim. Il parut devant don Abbondio, bien endimanché, avec des plumes de diverses couleurs à son chapeau, son poignard au beau manche dans la poche de son haut-de-chausses, ayant une mine de fête et en même temps un certain air de hardiesse qui était alors commun, même chez les hommes les plus paisibles. L’accueil incertain et mystérieux de don Abbondio fit un contraste singulier avec les manières gaies et résolues du jeune homme.

« Il faut qu’il ait quelque chose par la tête, » pensa Renzo, et puis il dit : « Je suis venu, monsieur le curé, pour savoir à quelle heure il vous convient que nous nous trouvions à l’église.