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Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/527

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vêtements, des lits et autres objets infectés que l’on brûlait, et de semblables feux se faisaient continuellement, non-seulement en ce lieu, mais sur plusieurs autres points des remparts.

Le temps était bas, l’air pesant, le ciel partout voilé d’une vapeur brumeuse, uniforme, inerte, qui semblait refuser le soleil sans promettre la pluie. La campagne des environs, en partie sans culture, se montrait tout entière desséchée par les ardeurs de la saison : toute verdure était fanée ; et nulle goutte de rosée matinale n’humectait les feuilles flétries sur l’arbre dont une à une elles se détachaient. Cette tristesse de la nature et, par surcroît, cette solitude, ce silence tout auprès d’une grande cité, ajoutaient une sorte de terreur à l’inquiétude de Renzo, et rendaient plus sombres toutes ses pensées.

Après avoir ainsi pendant quelques moments suspendu sa marche, il prit la droite à l’aventure, allant, sans le savoir, vers la porte Neuve qu’il ne pouvait voir, quoiqu’il en fût tout près, à cause d’un bastion qui la lui cachait. Lorsqu’il eut fait quelques pas, il commença à entendre un bruit de sonnettes qui cessait et reprenait par intervalles, et puis quelques voix d’hommes. Il avança, et, ayant tourné l’angle du bastion, il vit une petite cahute en bois, et sur la porte un soldat en sentinelle qui s’appuyait négligemment et d’un air fatigué sur son mousquet. Derrière était une palissade, et derrière celle-ci la porte, c’est-à-dire deux pans de mur formant piliers, avec un auvent par-dessus pour garantir les battants, lesquels étaient tout ouverts, ainsi que la barrière de la palissade. Mais sur le passage même se trouvait un fâcheux obstacle, une civière sur laquelle deux monatti arrangeaient un malheureux homme pour l’emporter. C’était le chef du poste des gabelles chez qui la peste s’était déclarée peu de moments auparavant. Renzo s’arrêta où il était, attendant la fin de l’opération. Lorsque le convoi fut parti, personne ne paraissant pour refermer la barrière, il jugea que c’était le moment et se hâta d’avancer ; mais la sentinelle, d’un ton brusque, lui cria : « Holà ! » Renzo s’arrêta de nouveau, et, regardant son homme de manière à se faire comprendre, il tira de sa poche un demi-ducat et le lui montra. L’accommodant factionnaire, soit qu’il eût déjà eu la peste ou qu’il la craignît moins qu’il n’aimait les demi-ducats, fit signe à Renzo de lui jeter sa pièce, et l’ayant vue voler à l’instant à ses pieds, il lui dit à demi-voix : « Passe vite. » Renzo ne se le fit pas dire deux fois ; il passa la palissade, il passa la porte, il avança sans que personne s’en aperçût ou parût s’occuper de lui, si ce n’est que, lorsqu’il eut fait environ quarante pas, il entendit un autre « holà ! » que lui criait un agent des gabelles. Cette fois, il fit semblant de ne pas entendre, et, sans même se retourner, il allongea le pas. « Holà ! » cria de nouveau le gabeloux, mais d’une voix qui indiquait plus d’humeur que d’intention bien décidée de se faire obéir ; et voyant qu’en effet on ne lui obéissait point, il haussa les épaules et s’en retourna vers sa baraque, comme un homme à qui il importait davantage de ne pas trop s’approcher des passants que de s’enquérir de leurs affaires.

La rue que Renzo venait de prendre allait droit, alors comme à présent, jusqu’au canal dit il naviglio. Sur les côtés étaient des haies ou des murailles de