Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/543

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le monatto qui avait fait la démonstration décisive ; un seul de nous vaut plus que cent de ces poltrons.

— Je puis bien dire que je vous dois la vie, répondit Renzo, et je vous remercie de tout mon cœur.

— De quoi donc ? dit le monatto ; tu le mérites ; on voit que tu es un bon garçon. Tu fais bien d’oindre cette canaille, continue de les oindre ; extermine-les tous, ces coquins-là, qui ne valent quelque chose que lorsqu’ils sont morts : qui, pour nous payer de la vie que nous menons, nous maudissent et vont disant que, lorsque la peste sera finie, ils nous feront tous pendre. Ce sont eux, les gredins, qui finiront avant la peste ; et les monatti resteront seuls à chanter victoire et se divertir dans Milan.

— Vive la peste, et meure cette canaille ! » s’écria l’autre ; et, en prononçant cet aimable toast, il porta la bouteille à sa bouche, et, la tenant de ses deux mains, au milieu des secousses du chariot, il y but à longues gorgées, après quoi il la présenta à Renzo en disant : « Bois à notre santé.

— Je vous la souhaite à tous de bon cœur, dit Renzo ; mais je n’ai pas soif ; je n’ai vraiment pas envie de boire en ce moment.

— Tu as eu une belle peur, à ce qu’il me semble, dit le monatto ; tu m’as la mine d’un pauvre ouvrier dans le métier que tu fais ; ce sont d’autres figures que la tienne qu’il faut pour être untore.

— Chacun s’industrie comme il peut, dit l’autre.

— Donne-moi la bouteille à moi, dit un de ceux qui marchaient à côté du chariot, je veux aussi boire encore un coup à la santé de son maître qui se trouve dans cette gentille compagnie… là tout juste, si je ne me trompe, dans cette belle carrossée. »

Et, avec un sourire atroce, il montrait le chariot qui précédait celui sur lequel était le pauvre Renzo. Puis, prenant un sérieux plus hideux encore de scélératesse, il fit une révérence de ce côté et ajouta : « Permettez-vous, mon cher monsieur, qu’un pauvre monatto ose tâter du vin de votre cave ? Vous voyez ; on fait une vie !… C’est nous qui vous avons mis en carrosse pour vous mener à la campagne. D’ailleurs le vin vous fait mal, à vous autres, messieurs ; les pauvres monatti ont bon estomac. »

Et, au milieu des rires de ses camarades, il prit la bouteille, l’éleva en l’air ; mais, avant de boire, il se tourna vers Renzo, le regarda fixement, et lui dit avec une certaine mine de compassion méprisante : « Il faut que le diable avec qui tu as fait pacte soit bien jeune ; car, si nous ne nous étions trouvés là pour te sauver, tu n’aurais pas eu de lui grand secours. » Et, applaudi par de nouveaux rires, il appliqua la bouteille à ses lèvres.

« Et nous ? ohé ! et nous ? » crièrent plusieurs voix du chariot qui précédait. Le coquin, après s’être abreuvé tout son soûl, présenta des deux mains la bouteille aux autres, lesquels se la firent encore passer à la ronde jusqu’à l’un d’eux qui, l’ayant vidée, la prit par le goulot, lui fit faire le moulinet, et l’envoya se briser sur le pavé, en criant : « Vive la peste ! » Puis il entonna une de leurs laides chansons, et aussitôt à sa voix se joignirent en chœur toutes les autres.