Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/547

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sans hésiter parmi les baraques, du côté où il se trouvait par hasard, c’est-à-dire à droite.

Il avançait selon qu’il voyait de la place à poser son pied, et allait ainsi de baraque en baraque, regardant à l’intérieur de chacune comme sur les lits qui se trouvaient dehors à découvert, arrêtant ses yeux sur ces figures abattues par la souffrance, contractées par le spasme, ou immobiles par la mort, les examinant toutes pour voir s’il ne trouverait pas celle qu’il redoutait cependant de trouver. Mais il avait déjà fait assez de chemin et répété plus d’une fois cet examen si triste, sans voir aucune femme, ce qui lui fit supposer qu’elles devaient toutes être dans un quartier à part. Sa conjecture était juste ; mais nul indice ne pouvait lui faire connaître où était ce quartier. Il rencontrait, tantôt ici, tantôt là, des hommes attachés à l’établissement, aussi différents entre eux par l’air, les manières et le costume, que par le principe qui leur donnait à tous la force de vivre dans de semblables fonctions ; chez les uns l’extinction de tout sentiment de pitié, chez les autres une pitié, une charité surnaturelle. Mais il n’osait adresser des questions ni aux uns ni aux autres, dans la crainte de s’attirer quelque embarras ; et il prit le parti d’aller, d’aller toujours jusqu’à ce qu’il parvînt à trouver des femmes. Il ne laissait pas, en marchant, de continuer sa pénible inspection, sans pouvoir toutefois s’empêcher de détourner de temps en temps ses regards trop attristés et comme éblouis par la présence de tant de maux. Mais où pouvait-il les diriger, les reposer, si ce n’est sur des maux semblables ?

L’air même et l’état du ciel augmentaient, si c’était possible, l’horreur de tout ce qui l’environnait. La brume s’était peu à peu condensée en gros nuages amoncelés qui, se rembrunissant de plus en plus, figuraient l’approche d’une nuit d’orage. Seulement, vers le milieu de ce ciel bas et sombre, paraissait, comme derrière un voile épais, le disque du soleil, pâle, terne, et donnant un faux jour à travers les vapeurs qui en éteignaient les rayons. On sentait peser sur soi une chaleur lourde, étouffante. De temps en temps, au milieu du bourdonnement continu de cette confuse multitude, se faisait entendre un grondement de tonnerre sourd, interrompu et comme indécis ; et, si vous prêtiez l’oreille, vous ne saviez distinguer de quel côté il pouvait venir, ou vous auriez pu le prendre pour un roulement éloigné de chariots s’arrêtant tout à coup dans leur marche. On ne voyait dans la campagne environnante aucune branche d’arbre qui ne fût immobile, ni aucun oiseau s’y aller poser ou prendre son vol pour la quitter ; la seule hirondelle, arrivant subitement par-dessus les bâtiments d’enceinte, glissait en baissant, les ailes étendues, comme pour raser la terre dans l’espace intérieur ; mais, effrayée du mouvement qu’elle y trouvait, elle remontait rapidement et précipitait sa fuite. C’était un de ces temps avec lesquels, parmi des voyageurs allant de compagnie, nul ne rompt le silence, de ces temps qui font que le chasseur marche pensif et le regard à terre, que la jeune villageoise cesse, sans s’en apercevoir, la chanson dont elle égayait ses rustiques travaux ; un de ces temps précurseurs de la tempête, dans lesquels la nature, comme immobile au dehors et agitée d’un travail intérieur, semble