Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/598

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conservé le souvenir. Et vous savez que les traditions, par elles-mêmes et si on ne les aide pas, en disent toujours trop peu.

Au retour, il n’y eut rien qui mérite d’être mentionné que l’inconvénient d’un peu de fatigue pour Renzo par le poids des espèces qu’il emportait. Mais notre homme, comme vous savez, avait enduré bien autre chose dans sa vie. Je ne parle pas du travail de son esprit, et qui n’était pas des moins actifs, sur la meilleure manière de faire fructifier cet argent. À voir les idées qui passaient par cet esprit, les projets qui s’y formaient, les questions qui s’y agitaient pour et contre l’agriculture et l’industrie, on eût dit deux académies du siècle passé qui s’y seraient rencontrées. Et pour lui l’embarras était bien plus réel, parce que, n’ayant que sa seule personne à mettre à l’œuvre, on ne pouvait lui dire : Qu’est-il besoin de choisir ? Prenez l’une et l’autre, les moyens, au fond, sont les mêmes, et ce sont deux choses qui vont comme les jambes, mieux à deux que l’une sans l’autre.

On ne songea plus qu’à faire ses paquets et à se mettre en route ; la famille Tramaglino pour sa nouvelle patrie, et la veuve pour Milan. Il y eut bien des larmes versées, bien des remercîments exprimés, bien des promesses de se revoir échangées. Aux larmes près, l’attendrissement ne fut pas moindre dans la séparation de Renzo et de sa famille d’avec son hôte et son ami, et ne croyez pas qu’avec don Abbondio les adieux aient été plus froids. Ces bonnes créatures avaient toujours conservé un certain attachement respectueux pour leur curé ; et celui-ci, dans le fond, leur avait toujours voulu du bien. Ce sont ces malheureuses affaires qui viennent troubler les affections.

On demandera probablement s’ils ne ressentirent pas aussi du chagrin à quitter leur pays natal, à s’éloigner de leurs montagnes. Oui, sans doute, ils en ressentirent ; et nous pourrions dire, en fait de chagrin, qu’on en trouve un peu partout. Il faut croire cependant que celui-ci ne fut pas bien fort, puisqu’ils auraient pu l’éviter en restant chez eux, maintenant que les deux grands obstacles à une semblable résolution, don Rodrigo et l’arrêt de la justice, n’existaient plus. Mais déjà depuis longtemps ils s’étaient tous trois accoutumés à regarder comme leur pays celui où ils allaient se rendre. Renzo en avait par avance fait goûter le séjour aux deux femmes, en leur disant toutes les facilités qu’y trouvaient les ouvriers, et mille choses sur la vie heureuse que l’on y menait. Du reste, ils avaient tous passé des heures bien amères dans celui qu’ils abandonnaient ; et de tristes souvenirs finissent toujours par altérer le charme du lieu qui les rappelle. Et si ce lieu est celui qui nous vit naître, ces souvenirs ont peut-être quelque chose de plus âpre encore et de plus poignant. L’enfant, dit notre manuscrit, se plaît à reposer sur le sein qui l’allaite ; il cherche avec confiance et avidité la mamelle où jusqu’alors il a trouvé l’aliment qu’il savoure dans sa douceur ! Mais si, pour l’en dégoûter, la nourrice a mouillé d’absinthe cette mamelle dont il est jaloux, l’enfant étonné se détourne ; il y revient pourtant, ses lèvres s’y essaient encore ; mais, rebuté de nouveau, il s’en détache enfin et la fuit ; il pleure, mais il la fuit.