Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/79

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Lodovico (remarquez bien) le rasait du côté droit ; et cela, suivant un usage établi, lui donnait le privilège (où le privilège va-t-il donc se nicher !) de ne s’écarter de ce mur pour céder le pas à qui que ce fût, chose à laquelle on attachait alors une grande importance. L’autre prétendait au contraire que ce droit lui appartenait en sa qualité de gentilhomme, et que c’était à Lodovico à passer dans le milieu de la rue ; et cela en vertu d’un autre usage ; car en ceci, comme on le voit en bien d’autres choses, deux coutumes opposées étaient en vigueur, sans qu’il fût décidé laquelle des deux était la bonne, ce qui donnait la facilité de faire la guerre toutes les fois qu’une tête dure rencontrait une tête de même trempe. Nos deux hommes venaient donc l’un au-devant de l’autre, serrés à la muraille, comme deux figures de bas-reliefs ambulantes. Quand ils se trouvèrent face à face, le personnage, toisant Lodovico du haut en bas et d’un regard impérieux, lui dit d’un ton de voix analogue : « Faites place.

— Faites place vous-même, répondit Lodovico, la droite m’appartient.

— Avec les gens de votre espèce, c’est à moi qu’elle appartient toujours.

— Oui, si l’arrogance de ceux de votre espèce faisait loi pour ceux de la mienne. »

Les bravi de l’un et de l’autre s’étaient arrêtés, chacun derrière son maître, se regardant de l’œil du dogue, la main sur leur dague, prêts au combat. Les passants qui arrivaient de divers côtés se tenaient à distance pour voir l’événement ; et la présence de ces spectateurs animait d’autant plus l’amour-propre des deux adversaires.

« Au milieu, vil artisan ; ou je vais t’apprendre comment on agit avec des gentilshommes.

— Tu mens en disant que je suis vil.

— Tu mens en disant que j’ai menti. Cette réponse était de règle. Et si tu étais chevalier comme je le suis, ajouta l’homme de qualité, je te ferais voir par la cape et l’épée que c’est toi qui es le menteur.

— Le prétexte est bon pour vous dispenser de soutenir par vos actions l’insolence de vos paroles.

— Jetez-moi ce vaurien dans la boue, dit le gentilhomme en se tournant vers les siens.

— Voyons ! dit Lodovico, en faisant promptement un pas en arrière et mettant l’épée à la main.

— Téméraire ! s’écria l’autre tirant du fourreau la sienne : je briserai cette arme, quand elle aura été souillée de ton indigne sang. »

Ils se précipitèrent l’un sur l’autre ; les serviteurs deçà et delà s’élancèrent à la défense de leurs maîtres. Le combat était inégal, et par la moindre force numérique de l’une des deux escouades, et aussi parce que Lodovico visait plutôt à parer les coups de son ennemi et à le désarmer qu’à le tuer : mais celui-ci voulait la mort de l’autre, et à tout prix. Lodovico avait déjà reçu dans le bras gauche un coup de poignard d’un bravo et une légère égratignure à la