Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/84

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le public, et qu’elle serait (pour employer une expression d’élégance moderne) une belle page dans l’histoire de la famille. Il se hâta de faire savoir à tous les parents qu’il les priait de vouloir bien, le lendemain, à midi, se rendre chez lui pour y recevoir une satisfaction commune. À midi, le palais[1], au milieu d’un bourdonnement confus, s’était rempli de hauts personnages de tout âge et de tout sexe. On y voyait circuler, se croiser, se mêler les grandes capes, les hautes plumes, les longues épées pendantes, et les fraises plissées et empesées avec leur mouvement balancé, et les simarres brochées avec l’embarras de leur queue traînant à terre. Les antichambres, la cour et la rue fourmillaient de valets, de pages, de bravi et de curieux. Frère Cristoforo vit cet appareil, en devina le motif, et ressentit un léger trouble ; mais, presque aussitôt, il se dit à lui-même : C’est bien ; je l’ai tué en public, en présence d’un grand nombre de ses ennemis : là fut le scandale, ici est la réparation. — Ainsi, les yeux baissés, le père compagnon à ses côtés, il franchit la porte de cette maison, traversa la cour en rompant une foule qui l’examinait avec une curiosité peu cérémonieuse, monta l’escalier, et, du milieu d’une autre foule de haut rang qui fit la haie sur son passage, suivi de cent regards, il arriva en présence du maître, lequel, entouré de ses parents les plus proches, était debout au milieu de la salle, le regard incliné, le menton relevé, la main gauche appuyée sur le pommeau de son épée, et serrant de la droite le collet de son manteau sur sa poitrine.

Il y a quelquefois sur le visage et dans la contenance d’un homme une manifestation tellement immédiate, on pourrait dire une telle effusion de l’intérieur de son âme, que, dans une foule de spectateurs, il ne naît, pour juger cette âme, qu’un seul et même sentiment. Le visage et la contenance de frère Cristoforo dirent clairement aux personnes présentes qu’il ne s’était pas fait moine et ne venait pas subir cette humiliation par une crainte humaine ; et cela commença à lui concilier tous les esprits. Quand il vit l’offensé, il accéléra le pas, s’agenouilla à ses pieds, se croisa les mains sur la poitrine, et, baissant sa tête rase, il dit : « Je suis le meurtrier de votre frère. Dieu sait si je voudrais vous le rendre au prix de mon sang ; mais, ne pouvant que vous faire de tardives et inefficaces excuses, je vous supplie de les accepter pour l’amour de Dieu. » Tous les yeux étaient fixés sur le novice et sur le personnage auquel il parlait ; toutes les oreilles étaient attentives. Lorsque frère Cristoforo se tut, il s’éleva dans toute la salle un murmure de compassion et de respect. Le gentilhomme, qui était dans une attitude de complaisance forcée et de colère comprimée, fut troublé par ces paroles, et se baissant vers le frère à genoux devant lui : « Levez-vous, dit-il d’une voix altérée. L’offense… le fait, à la vérité… mais l’habit que vous portez… pour vous-même d’ailleurs… Levez-vous, père… Mon frère… je ne puis le nier… était un chevalier… était un homme… un peu prompt… un peu vif. Mais tout arrive par la volonté de Dieu. N’en

  1. On sait qu’en Italie les grandes maisons connues en France sous le nom d’hôtels se nomment palais. (N. du T.)