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LE RETOUR DE JACQUES CLOUARD

instant par de nouveaux arrêts, Clouard, qui n’avait jamais eu si peu envie de dormir, réfléchissait. Ses idées filaient plus vite que la locomotive. Dans une demi-fièvre, il voyait se dérouler toutes sortes d’images du passé.

D’abord, un club de 1848. Tout gamin, n’ayant pas onze ans, il était là, debout, dans la foule, à côté de son père qui le tenait par la main. À la tribune se succédaient des orateurs : les uns, peu écoutés, de purs grotesques, bredouillaient très vite des phrases pompeuses, interminables, apprises par cœur, jusqu’à ce qu’une tempête de cris, de rires, de lazzis, de sifflets vint les forcer à regagner piteusement leurs places ; d’autres, au contraire, parlaient avec leur cœur : suspendue à leurs lèvres, la foule vibrait longuement sous leur parole. De beaux enthousiasmes pour la liberté et la justice, la fierté des revendications plébéiennes, les accents mâles des révoltes, les cris de douleur poignants de la misère sociale, tout cela faisait frissonner l’assistance comme un champ de blé aux épis mûrs, tantôt balancés par des souffles doux, tantôt couchés par un grand vent. Et lui, très enfant, comprenait à sa manière : criant des bravos de sa voix grêle, puis, crispant de colère sa petite main dans la main de son père. Oui, à onze ans, Jacques Clouard, fils d’un insurgé de Juin, avait déjà des passions politiques !