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GOUVERNEMENT FÉDÉRAL.

À cette première cause d’importance, il faut en ajouter une autre plus grande encore. Chez les nations de l’Europe, les tribunaux n’ont que des particuliers pour justiciables ; mais on peut dire que la cour suprême des États-Unis fait comparaître des souverains à sa barre. Lorsque l’huissier ; s’avançant sur les degrés du tribunal, vient à prononcer ce peu de mots ; « L’État de New-York contre celui de l’Ohio, » on sent qu’on n’est point là dans l’enceinte d’une cour de justice ordinaire. Et quand on songe que l’un de ces plaideurs représente un million d’hommes, et l’autre deux millions, on s’étonne de la responsabilité qui pèse sur les sept juges dont l’arrêt va réjouir ou attrister un si grand nombre de leurs concitoyens.

Dans les mains des sept juges fédéraux reposent incessamment la paix, la prospérité, l’existence même de l’Union. Sans eux, la constitution est une œuvre morte ; c’est à eux qu’en appelle le pouvoir exécutif pour résister aux empiétements du corps législatif ; la législature, pour se défendre des entreprises du pouvoir exécutif ; l’Union, pour se faire obéir des États ; les États, pour repousser les prétentions exagérées de l’Union ; l’intérêt public contre l’intérêt privé ; l’esprit de conservation contre l’instabilité démocratique. Leur pouvoir est immense ; mais c’est un pouvoir d’opinion. Ils sont tout-puissants tant que le peuple consent à obéir à la loi ; ils ne peuvent rien dès qu’il la méprise. Or, la puissance d’opinion est celle dont il est le plus difficile de faire usage, parce qu’il est impossible de dire exactement où sont ses limites. Il est souvent aussi dangereux de rester en deçà que de les dépasser.