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DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

d’y être un droit, y est une cause réelle de défaveur et un obstacle pour parvenir au pouvoir.

Les riches aiment donc mieux abandonner la lice, que d’y soutenir une lutte souvent inégale contre les plus pauvres de leurs concitoyens. Ne pouvant pas prendre dans la vie publique un rang analogue à celui qu’ils occupent dans la vie privée, ils abandonnent la première pour se concentrer dans la seconde. Ils forment au milieu de l’État comme une société particulière qui a ses goûts et ses jouissances à part.

Le riche se soumet à cet état de choses comme à un mal irrémédiable ; il évite même avec grand soin de montrer qu’il le blesse ; on l’entend donc vanter en public les douceurs du gouvernement républicain et les avantages des formes démocratiques. Car, après le fait de haïr leurs ennemis, qu’y a-t-il de plus naturel aux hommes que de les flatter ?

Voyez-vous cet opulent citoyen ? ne dirait-on pas un juif du moyen-âge qui craint de laisser soupçonner ses richesses ? Sa mise est simple, sa démarche est modeste ; entre les quatre murailles de sa demeure on adore le luxe ; il ne laisse pénétrer dans ce sanctuaire que quelques hôtes choisis qu’il appelle insolemment ses égaux. On ne rencontre point de noble en Europe qui se montre plus exclusif que lui dans ses plaisirs, plus envieux des moindres avantages qu’une position privilégiée assure. Mais le voici qui sort de chez lui pour aller travailler dans un réduit poudreux qu’il occupe au centre de la ville et des affaires, et où chacun est libre de venir l’aborder. Au milieu du chemin, son cordonnier vient à passer, et ils s’arrêtent : tous deux se mettent alors à discourir.