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DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

affranchis. Ainsi, le nègre, avec l’existence, transmet à tous ses descendants le signe extérieur de son ignominie. La loi peut détruire la servitude ; mais il n’y a que Dieu seul qui puisse en faire disparaître la trace.

L’esclave moderne ne diffère pas seulement du maître par la liberté, mais encore par l’origine. Vous pouvez rendre le nègre libre, mais vous ne sauriez faire qu’il ne soit pas vis-à-vis de l’Européen dans la position d’un étranger.

Ce n’est pas tout encore : cet homme qui est né dans la bassesse ; cet étranger que la servitude a introduit parmi nous, à peine lui reconnaissons-nous les traits généraux de l’humanité. Son visage nous paraît hideux, son intelligence nous semble bornée, ses goûts sont bas ; peu s’en faut que nous ne le prenions pour un être intermédiaire entre la brute et l’homme[1].

Les modernes, après avoir aboli l’esclavage, ont donc encore à détruire trois préjugés bien plus insaisissables et plus tenaces que lui : le préjugé du maître, le préjugé de race, et enfin le préjugé du blanc.

Il nous est fort difficile, à nous qui avons eu le bonheur de naître au milieu d’hommes que la nature avait faits nos semblables et la loi nos égaux ; il nous est fort difficile, dis-je, de comprendre quel espace infranchissable sépare le nègre d’Amérique de l’Européen. Mais nous pouvons en avoir une idée éloignée en raisonnant par analogie.

  1. Pour que les blancs quittassent l’opinion qu’ils ont conçue de l’infériorité intellectuelle et morale de leurs anciens esclaves, il faudrait que les nègres changeassent, et ils ne peuvent changer tant que subsiste cette opinion.