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DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

hommes l’indépendance, il n’y a point d’état intermédiaire qui soit durable. Les Européens ont senti vaguement cette vérité, mais sans se l’avouer. Toutes les fois qu’il s’est agi des nègres, on les a vus obéir tantôt à leur intérêt ou à leur orgueil, tantôt à leur pitié. Ils ont violé envers le noir tous les droits de l’humanité, et puis ils l’ont instruit de la valeur et de l’inviolabilité de ces droits. Ils ont ouvert leurs rangs à leurs esclaves, et quand ces derniers tentaient d’y pénétrer, ils les ont chassés avec ignominie. Voulant la servitude, ils se sont laissé entraîner, malgré eux ou à leur insu, vers a liberté, sans avoir le courage d’être ni complètement iniques, ni entièrement justes.

S’il est impossible de prévoir une époque où les Américains du Sud mêleront leur sang à celui des nègres, peuvent-ils, sans s’exposer eux-mêmes à périr, permettre que ces derniers arrivent à la liberté ? Et s’ils sont obligés, pour sauver leur propre race, de vouloir les maintenir dans les fers, ne doit-on pas les excuser de prendre les moyens les plus efficaces pour y parvenir ?

Ce qui se passe dans le sud de l’Union me semble tout à la fois la conséquence la plus horrible et la plus naturelle de l’esclavage. Lorsque je vois l’ordre de la nature renversé, quand j’entends l’humanité qui crie et se débat en vain sous les lois, j’avoue que je ne trouve point d’indignation pour flétrir les hommes de nos jours, auteurs de ces outrages ; mais je rassemble toute ma haine contre ceux qui, après plus de mille ans d’égalité, ont introduit de nouveau la servitude dans le monde.