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DU GOUVERNEMENT DE LA DÉMOCRATIE.

En Amérique, les fonctionnaires d’un ordre secondaire sont plus payés qu’ailleurs, mais les hauts fonctionnaires le sont beaucoup moins.

Ces effets contraires sont produits par la même cause ; le peuple, dans les deux cas, fixe le salaire des fonctionnaires publics ; il pense à ses propres besoins, et cette comparaison l’éclaire. Comme il vit lui-même dans une grande aisance, il lui semble naturel que ceux dont il se sert la partagent[1]. Mais quand il en arrive à fixer le sort des grands officiers de l’État, sa règle lui échappe, et il ne procède plus qu’au hasard.

Le pauvre ne se fait pas une idée distincte des besoins que peuvent ressentir les classes supérieures de la société. Ce qui paraîtrait une somme modique à un riche, lui paraît une somme prodigieuse, à lui qui se contente du nécessaire ; et il estime que le gouverneur de l’État, pourvu de ses deux mille écus, doit encore se trouver heureux et exciter l’envie[2].

Que si vous entreprenez de lui faire entendre que le représentant d’une grande nation doit paraître avec une certaine splendeur aux yeux des étrangers, il vous comprendra tout d’abord ; mais, lorsque, venant à penser à sa simple demeure et aux modestes fruits

  1. L’aisance dans laquelle vivent les fonctionnaires secondaires aux États-Unis tient encore à une autre cause ; celle-ci est étrangère aux instincts généraux de la démocratie : toute espèce de carrière privée est fort productive ; l’État ne trouverait pas de fonctionnaires secondaires s’il ne consentait à les bien payer. Il est donc dans la position d’une entreprise commerciale, obligée, quels que soient ses goûts économiques, de soutenir une concurrence onéreuse.
  2. l’État de l’Ohio, qui compte un million d’habitants, ne donne au gouverneur que 1,200 dollars de salaire ou 6,504 francs.