Page:Alexis de Tocqueville - L'Ancien Régime et la Révolution, Lévy, 1866.djvu/240

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Quand on étudie l’histoire de notre révolution, on voit qu’elle a été menée précisément dans le même esprit qui a fait écrire tant de livres abstraits sur le gouvernement. Même attrait pour les théories générales, les systèmes complets de législation et l’exacte symétrie dans les lois ; même mépris des faits existants ; même confiance dans la théorie ; même goût de l’original, de l’ingénieux et du nouveau dans les institutions ; même envie de refaire à la fois la constitution tout entière suivant les règles de la logique et d’après un plan unique, au lieu de chercher à l’amender dans ses parties. Effrayant spectacle ! car ce qui est qualité dans l’écrivain est parfois vice dans l’homme d’État, et les mêmes choses qui souvent ont fait faire de beaux livres peuvent mener à de grandes révolutions.

La langue de la politique elle-même prit alors quelque chose de celle que parlaient les auteurs ; elle se remplit d’expressions générales, de termes abstraits, de mots ambitieux, de tournures littéraires. Ce style, aidé par les passions politiques qui l’employaient, pénétra dans toutes les classes et descendit avec une singulière facilité jusqu’aux dernières. Bien avant la Révolution, les édits du roi Louis XVI parlent souvent de la loi naturelle et des droits de l’homme. Je trouve des paysans qui, dans leurs requêtes, appellent leurs voisins des concitoyens ; l’intendant, un respectable magistrat ; le curé de la paroisse, le ministre des autels, et le bon Dieu, l’Être suprême, et auxquels il ne manque