Page:Alexis de Tocqueville - L'Ancien Régime et la Révolution, Lévy, 1866.djvu/406

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On trouve, dans le Voyage d’Arthur Young en 89, un petit tableau où cet état des deux sociétés est si agréablement peint et si bien encadré, que je ne puis résister au désir de le placer ici.

Young, traversant la France au milieu de la première émotion que causait la prise de la Bastille, est arrêté dans un certain village par une troupe de peuple qui, ne lui voyant pas de cocarde, veut le conduire en prison. Pour se tirer d’affaire, il imagine de leur faire ce petit discours :

« Messieurs, dit-il, on vient de dire que les impôts doivent être payés comme auparavant. Les impôts doivent être payés, assurément, mais non pas comme auparavant. Il faut les payer comme en Angleterre. Nous avons beaucoup de taxes que vous n’avez point ; mais le tiers-état, le peuple, ne les paye pas ; elles ne portent que sur le riche. Chez nous, chaque fenêtre paye ; mais celui qui n’a que six fenêtres à sa maison ne paye rien. Un seigneur paye les vingtièmes et les tailles ; mais le petit propriétaire d’un jardin ne paye rien. Le riche paye pour ses chevaux, ses voitures, ses valets ; il paye même pour avoir la liberté de tirer ses propres perdrix ; le petit propriétaire reste étranger à toutes ces taxes. Bien plus ! nous avons en Angleterre une taxe que paye le riche pour venir au secours du pauvre. Donc, s’il faut continuer à payer des taxes, il faut les payer autrement. La méthode anglaise vaut bien mieux.

» Comme mon mauvais français, ajoute Young, allait assez de pair avec leur patois, ils m’entendirent très-bien ; il n’y eut pas un mot de ce discours auquel ils ne donnassent leur approbation, et ils pensèrent que je pouvais bien être brave homme, ce que je confirmai en criant : Vive le tiers ! Ils me laissèrent alors passer avec un hourra. »