Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/101

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gogne, me raconta avoir rencontré dans cette dernière rue M. Barrot. « Celui-ci, me dit-il, marchait précipitamment sans s’apercevoir qu’il n’avait plus son chapeau sur sa tête, et que ses cheveux gris, qu’il ramenait d’ordinaire avec soin le long des tempes, tombaient des deux côtés et voltigeaient en désordre sur ses épaules ; il semblait hors de lui. » Cet homme avait fait toute la journée des efforts héroïques pour soutenir la monarchie sur la pente où il l’avait poussée lui-même, et il restait comme écrasé sous sa chute. J’appris de Beaumont, qui ne le quitta point de tout le jour, que le matin, M. Barrot avait affronté et surmonté vingt barricades, s’avançant vers chacune d’elles, sans arme, essuyant quelquefois des injures, souvent des coups de feu, parvenant toujours enfin à conquérir ceux qui les gardaient par sa parole.

Sa parole, en effet, était puissante sur la multitude ; il avait tout ce qu’il faut pour agir, à un moment donné, sur elle : une voix forte, une éloquence boursouflée et un cœur intrépide.

Dans le même moment où M. Barrot quittait ainsi en désordre la Chambre, M. Thiers plus éperdu encore errait autour de Paris, n’osant regagner sa demeure. On l’avait aperçu un instant à l’Assemblée avant l’arrivée de la duchesse d’Orléans, et il avait disparu aussitôt, donnant le signal de la retraite à beaucoup