Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/113

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nature, mais plus vive encore. Ces deux révolutions m’avaient affligé ; mais combien les impressions causées par la dernière étaient plus amères ! J’avais ressenti, jusqu’à la fin, pour Charles X un reste d’affection héréditaire, mais ce roi tombait pour avoir violé des droits qui m’étaient chers, et j’espérais encore que la liberté de mon pays serait plutôt ravivée qu’éteinte par sa chute. Aujourd’hui, cette liberté me paraissait morte ; ces princes qui fuyaient ne m’étaient rien, mais je sentais que ma propre cause était perdue.

J’avais passé les plus belles années de ma jeunesse au milieu d’une société qui semblait redevenir prospère et grande en redevenant libre ; j’y avais conçu l’idée d’une liberté modérée, régulière, contenue par les croyances, les mœurs et les lois ; les charmes de cette liberté m’avaient touché ; elle était devenue la passion de toute ma vie ; je sentais que je ne me consolerais jamais de sa perte, et qu’il fallait renoncer à elle.

J’avais acquis trop d’expérience des hommes pour me payer cette fois de vains mots ; je savais que, si une grande révolution peut fonder la liberté dans un pays, plusieurs révolutions qui se succèdent y rendent pour très longtemps toute liberté régulière impossible.

J’ignorais encore ce qui sortirait de celle-ci, mais j’étais sûr déjà qu’il n’en naîtrait rien qui pût me