Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/133

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

raisons qui avaient imprimé d’abord le mouvement à la foule, ce mouvement était devenu irrésistible. Je sentais que nous étions tous au milieu d’une de ces grandes inondations démocratiques, où les digues que veulent opposer les individus, et même les partis, ne servent qu’à noyer ceux qui les élèvent, et où il ne reste, pendant quelque temps, rien à faire qu’à étudier les caractères généraux du phénomène. Je passais donc tout mon temps dans la rue avec les vainqueurs comme si j’eusse été un adorateur de la fortune. Il est vrai que je ne rendis pas hommage au nouveau souverain, et ne lui demandai rien. Je ne lui parlai même pas ; je me bornai à l’écouter et à le regarder.

Au bout de quelques jours pourtant, je rentrai en commerce avec les vaincus ; je revis d’anciens députés, d’anciens pairs, des gens de lettres, des hommes d’affaires et de négoce ; des propriétaires, ce qu’on commençait à appeler des oisifs dans le langage du moment. Je trouvais que l’aspect de la révolution n’était pas moins extraordinaire vu ainsi par en haut qu’il ne m’avait semblé en le considérant d’abord par en bas. Je rencontrai là beaucoup de peur, mais aussi peu de véritable passion que j’en avais vu ailleurs ; une résignation singulière, surtout nulle espérance et, je dirais presque, nulle idée de retour vers le gouvernement qu’on ne venait pourtant que de quitter.