Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/235

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gnac se présente. La commission exécutive avait concentré dans les mains de celui-ci, depuis l’après-midi, tous les pouvoirs militaires. D’une voix saccadée et brisée et en paroles simples et précises, Cavaignac raconte les principaux incidents de la journée. Il annonce qu’il a donné l’ordre à tous les régiments placés le long des chemins de fer de marcher sur Paris et que toutes les gardes nationales des environs sont averties ; il conclut en disant que les insurgés sont repoussés aux barrières et qu’on espère être enfin maître de la ville. L’Assemblée, épuisée de fatigue, laisse son bureau en permanence et s’ajourne au lendemain huit heures.

Lorsqu’en quittant cette enceinte tumultueuse, je me retrouvai à une heure du matin sur le pont Royal, et que de là j’aperçus Paris enveloppé dans les ténèbres, calme comme une ville endormie, j’eus peine à me persuader que tout ce que j’avais vu et entendu depuis le matin eût existé dans la réalité et ne fût point une pure création de mon esprit. Les places et les rues que je traversais étaient absolument désertes ; pas un bruit, pas un cri ; on aurait dit un peuple industrieux, qui, fatigué de la veille, se repose avant de reprendre les paisibles travaux du lendemain. La sérénité de cette nuit finit par me gagner moi-même ; je parvins à me persuader que nous avions déjà triomphé et, rentré chez moi, je m’endormis aussitôt.