Aller au contenu

Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/242

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sons heurtés, discordants et sauvages m’étaient inconnus. Je l’entendais, en effet, pour la première fois, et je ne l’entendis jamais depuis : c’était la générale qu’on était convenu de ne battre que dans les périls extrêmes, pour appeler à la fois tout le monde aux armes.

Partout des gardes nationaux sortaient des maisons ; partout des groupes d’ouvriers en blouse écoutaient la générale et le canon, d’un air sinistre. Le combat ne s’était point encore étendu jusqu’à la rue Notre-Dame-des-Champs quoiqu’il en fût fort proche. Je pris avec moi mes neveux et je revins à la Chambre.

Comme j’en approchais, et que j’étais déjà au milieu des troupes, qui la gardaient, une vieille femme qui conduisait une voiture de légumes me barra obstinément le passage ; je finis par lui dire assez rudement de se retirer ; au lieu de le faire, elle quitta sa voiture et s’élança tout à coup sur moi avec une telle frénésie, que j’eus grand’peine à m’en garantir. L’expression hideuse et terrible de son visage me fit horreur, tant la fureur des passions démagogiques et la rage des guerres civiles y étaient bien peintes. Je cite ce petit fait, parce que j’y vis alors, avec raison, un grand symptôme. Dans les moments de violentes crises, les actions même qui n’ont aucun rapport à la politique prennent un caractère singulier de désordre et de colère, qui n’échappe point à l’œil attentif et qui est un indice