Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/363

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à plaire, si sûr de s’y tenir toujours dans les nuances qui pouvaient le mieux y faire agréer sa pensée, fût si gêné, si maussade et si maladroit dans la conversation. Cela venait, je pense, de son éducation première. C’était un homme de beaucoup d’esprit ou plutôt de talent, car de l’esprit proprement dit, il n’en avait guère, mais d’aucun usage du monde. Il avait mené dans sa jeunesse une vie laborieuse, concentrée, presque sauvage. Son entrée dans la carrière politique avait peu changé ses habitudes. Il s’y était tenu à part, non seulement des intrigues, mais du contact des partis, s’occupant assidûment des affaires, mais évitant les hommes, détestant le mouvement des assemblées, redoutant la tribune qui était sa seule force. Ambitieux pourtant à sa manière, mais d’une ambition mesurée et un peu subalterne, qui visait au maniement des affaires plutôt qu’à la domination. Ses façons de traiter les gens comme ministre étaient quelquefois bien étranges. Un jour, le général Castellane, alors fort en crédit, lui demanda une audience. Il est reçu, il explique longuement ses prétentions et ce qu’il appelait ses droits. Dufaure l’écoute longuement et attentivement, puis il se lève, reconduit le général à la porte avec force révérences et l’y laisse ébahi, sans lui avoir répondu un seul mot, et, comme je lui reprochais cette conduite : « Je n’aurais eu à lui dire que des choses désagréables,