Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/445

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Je lui dis : Berryer, vous nous entraînez tous, malgré nous, dans une situation dont vous aurez la responsabilité seul, sachez-le. Si les légitimistes s’étaient joints à ceux qui voulaient lutter contre le président, la lutte était peut-être encore possible. Vous avez entraîné, un peu malgré lui, votre parti dans une voie opposée ; dès lors, toute résistance nous est impossible ; nous ne pouvons rester seuls avec les Montagnards ; nous allons donc plier, puisque vous pliez, mais quelle va en être la conséquence ? Je vois votre pensée, elle est claire : vous croyez que les circonstances rendent l’ascendant du président irrésistible et le mouvement qui porte le pays vers lui insurmontable. Ne pouvant lutter contre ce courant, vous vous y jetez au risque de le rendre ainsi plus violent encore, mais dans l’espoir qu’il vous portera, vous et vos amis et diverses autres portions du parti de l’ordre, peu sympathique au président, jusque dans l’Assemblée prochaine. Là seulement vous croyez trouver un point d’appui solide pour lui résister, et c’est en faisant aujourd’hui ses affaires que vous croyez conserver, dans la prochaine Assemblée, un noyau d’hommes en état de lui tenir tête. Lutter contre le flot qui le porte en ce moment, c’est se rendre impopulaire et inéligible, c’est livrer le parti aux socialistes et aux bonapartistes, que vous ne voulez voir triompher ni les uns ni les autres, fort bien ! Ce plan a des côtés plausibles, mais il pèche par un point principal que voici : Je vous concevrais si l’élection devait avoir lieu demain et que vous dussiez récolter immédiatement le fruit de votre manœuvre, comme lors de l’élection de décembre ; mais près d’un an vous sépare encore des élections. Vous ne parviendrez pas à les faire faire au printemps prochain, si vous y parvenez. D’ici là, croyez-vous que le mouvement bonapartiste, aidé, précipité par vous, va s’arrêter ? Ne voyez-vous pas qu’après vous avoir demandé la revision, l’opinion excitée par tous les agents du pouvoir et conduite par notre propre faiblesse, va nous demander une autre chose et puis une autre, jusqu’à ce que nous soyons amenés à favoriser ostensiblement la réélection illégale du président et à faire ses affaires purement et simplement ? Pouvez-vous aller jusque-là ? Votre parti le voudra-