Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/64

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dans la situation critique et compliquée d’un chef de l’opposition près de se transformer en ministre et qui, après avoir tenté l’utilité dont lui étaient ses amis, commence à penser aux embarras que leurs prétentions pourraient bien lui causer.

M. Dufaure avait un esprit un peu sournois, qui donnait volontiers entrée à de pareilles pensées et une sorte de rusticité naturelle qui, entremêlée d’une grande honnêteté, ne lui permettait guère de les cacher. C’était, du reste, le plus sincère et de beaucoup le plus homme de bien de tous ceux qui, à ce moment, avaient la chance de devenir ministre. Il croyait toucher au pouvoir et il aspirait avec une passion d’autant plus entraînante qu’elle était combattue et discrète. À sa place, M. Molé eût senti bien plus d’égoïsme et d’ingratitude encore, mais il n’en eût été que plus ouvert et plus aimable.

Je le quittai bientôt et me rendis chez M. de Beaumont, là, je trouvai tous les cœurs réjouis. J’étais loin de partager cette joie et, me trouvant avec des gens devant qui je pouvais parler en liberté, j’en donnai les raisons. La garde nationale de Paris, disais-je, vient de détruire un cabinet ; c’est donc sous son bon plaisir que les nouveaux ministres vont diriger les affaires. Vous vous réjouissez de ce que le ministère est renversé ; mais n’apercevez-vous pas que c’est le pouvoir