Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/75

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que nous avions obtenu tout ce que nous pouvions désirer, que le ministère était changé, que tous les abus dont on se plaignait allaient être réformés ; que le seul danger qu’on courût maintenant était qu’on allât trop loin et que c’était à eux de l’empêcher. Je vis bien qu’ils n’entendaient guère de cette oreille-là. « Ah bien oui ! monsieur, me dirent-ils, le gouvernement s’est mis dans l’embarras par sa faute, qu’il s’en tire comme il pourra… » J’eus beau leur représenter qu’il s’agissait à présent bien moins de gouvernement que d’eux-mêmes. « Si Paris est livré à l’anarchie, leur disais-je, et tout le royaume en confusion, pensez-vous qu’il n’y ait que le roi qui en souffre ? » Je n’en obtenais rien et ne pus jamais en tirer autre chose que cette étonnante niaiserie : au gouvernement la faute, à lui le péril ; nous ne voulons pas nous faire tuer pour des gens qui ont si mal mené les affaires. C’était cependant là cette classe moyenne dont on caressait toutes les convoitises depuis dix-huit ans : le courant de l’opinion publique avait fini par l’entraîner elle-même ; il la poussait contre ceux qui l’avaient flattée jusqu’à la corrompre.

Je fis, à cette occasion, une réflexion qui s’est bien souvent présentée depuis à mon esprit : c’est qu’en France, un gouvernement a toujours tort de prendre uniquement son point d’appui sur les intérêts exclusifs et les passions égoïstes d’une seule classe. Cela ne peut