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ABÉLARD (VIE ET ŒUVRES D’)

cure. Au jugement fortement motivé de M. Vigouroux, Les Livres saints, t. i, p. 339, ce livre, à cause de ses tendances rationalistes, est « une des compositions les plus téméraires » du novateur. — 4. À l’ascétisme se rattachent, avec les hymnes et autres opuscules, les Sermones (34), conférences assez froides adressées pour la plupart aux religieuses du Paraclet. — 5. Mentionnons aussi les 17 Lettres, intéressantes surtout pour l’histoire d’Abélard. La première est un récit de sa vie que Duchesne a savamment annoté.

iii. œuvres philosophiques. — Le public ne connaissait pas le plus petit écrit philosophique d’Abélard, quand V. Cousin publia les Ouvrages inédits d’Abélard pour servir à l’histoire de la philosophie scolastique en France, in-4o, Paris, 1836. Ce volume renfermait, avec de longs extraits des gloses sur Aristote, Porphyre et Boèce, la Dialectica, adressée par Abélard à son frère Dagobert, pour l’éducation de ses neveux. Cette Dialectique n’est plus un commentaire de la pensée d’un autre, mais une œuvre personnelle, un traité complet de logique, régulier et méthodique. Les confidences de l’auteur sur ses ennuis et sur sa mort prochaine, l’abandon d’erreurs autrefois caressées font supposer que l’ouvrage a été revu après le concile de Sens. Cousin, Introduction aux ouvrages inédits, p. 31-37. Le fragment sur Les genres et les espèces est, d’après Cousin, ibid., p. 17, « la pièce la plus intéressante du grand procès du nominalisme et du réalisme, dans le siècle d’Abélard. »

III. Critique. — Peu d’écrivains ont eu à la fois des censeurs plus sévères et des admirateurs plus enthousiastes. Cf. les Épitaphes d’Abélard recueillies dans P. L., t. clxxviii, col. 103-106 ; édit. Cousin, t. i, p. 717. Dom Clément était assurément trop dur quand il concluait que, grâce à sa passion pour les nouveautés, Abélard, « homme de beaucoup d’esprit… n’est devenu qu’un sophiste orgueilleux, un mauvais raisonneur, un poète médiocre, un orateur sans force, un érudit superficiel, un théologien réprouvé. » Histoire littéraire de la France, t. xii, p. 248. Mais les réhabilitations tentées, autrefois par d’Amboise et dom Gervaise, multipliées en ce siècle par les écrivains rationalistes, dépassent bien autrement la mesure. Il est de mode de glorifier dans Abélard un représentant de la libre-pensée, une victime des rancunes de saint Bernard, cf. de Rémusat, Abélard, t. i, p. 214, le grand rénovateur de la philosophie et « le Descartes du xiie siècle », Cousin, Introduction aux ouvrages inédits, p. 6, enfin « le créateur de la méthode scolastique ». Picavet, Abélard et Alexandre de Halès, créateurs de la méthode scolastique, Paris, 1896, p. 1-14. Il y a là des calomnies et des exagérations.

1o Abélard ne fut jamais libre-penseur ou incrédule : ses explications des dogmes sont, il est vrai, trop souvent empreintes de rationalisme ; mais il a été et a voulu être un croyant sincère. D’avance il s’est toujours soumis an jugement de l’Église. Cf. Introductio ad theologiam, prologus, P. L., t. clxxviii, col. 980 ; édit. Cousin, p. 3 ; Theol. christ., l. II et III, P. L., t. clxxviii, col. 1171, 1218 ; édit. Cousin, t. ii, p. 406, 454. Au plus fort de la lutte il adresse à Héloïse cette énergique profession de foi où on lit : Nolo sic esse philosophus ut recalcitrem Paulo ; non sic esse Aristoteles ut secludar a Christo. Epist., xvii, P. L., t. clxxviii, col. 375 ; édit. Cousin, t. i, p. 680. Après la décision de Rome, sa soumission a édifié Pierre le Vénérable. — 2o La justice et même la nécessité urgente de la condamnation d’Abélard ne peut plus être contestée aujourd’hui. Depuis la publication de ses œuvres, il n’est plus possible de dire que de simples imprudences de langage ont été transformées en hérésies monstrueuses et chimériques. « Les propositions condamnées, avoue de Rémusat lui-même, Abélard, t. i, p. 215, sont en général authentiques et les apologistes d’Abélard ont eu tort de les contester. » Les dénégations violentes du novateur, cf. Apologia, P. L., t. clxxviii, col. 106 ; édit. Cousin, t. ii, p. 719, prouvent seulement son embarras ou encore, d’après le P. Denifle, la faiblesse de son caractère ; hardi dans l’affirmation, il louvoyait dans la défense. Quant au danger que ces erreurs faisaient courir à la foi, il a été mis en lumière par la découverte récente des manuscrits de l’école d’Abélard. Denifle, O. P., Abælards Sentenzen, etc., dans Archiv, loc. cit., t. i, p. 592 et passim. Ce n’est plus un penseur isolé, mais toute une légion de docteurs qui renversaient les dogmes fondamentaux. À mesure que les écoles du xiie siècle sont mieux connues, il devient évident que, sans les condamnations d’Abélard et de Gilbert de la Porrée, le paganisme menaçait d’y régner en maître. Cf. Clerval, Les écoles de Chartres au moyen âge, in-8o, Chartres, 1895, sect. vi, p. 244 sq. — 3o En philosophie, Abélard créa-t-il un système nouveau ? Nous n’avons pas à le décider. Notons seulement que, serait-il vraiment l’inventeur du conceptualisme, ce système bâtard n’est après tout qu’un nominalisme déguisé et, selon le mot de C. Jourdain, Dictionnaire des sciences philosophiques, art. Abélard, « dissimule la difficulté plutôt qu’il ne la résout. » D’ailleurs, nombre de critiques doutent qu’Abélard soit conceptualiste et prétendent qu’à la suite de Cousin, les philosophes français se sont mépris sur sa pensée. Les contemporains avec Jean de Salisbury ont vu plutôt en lui un nominaliste. Metalogicus, l. II, c. xvii, P. L., t. c, col. 874. D’après Stöckl, Lehrbuch des Geschichte der Philosophie, 2e édit., Mayence, 1875, p. 404, et le cardinal Gonzales, Histoire de la philosophie, traduite de l’espagnol par le P. de Pascal, in-8o, Paris, 1890, t. ii, p. 153, en vain chercherait-on chez lui une solution précise et expresse du problème des universaux. Aussi de Rémusat convient-il lui aussi qu’Abélard « ne fut pas un grand homme ; ce ne fut même pas un grand philosophe, mais un esprit supérieur, d’une subtilité ingénieuse, un raisonneur inventif et un critique pénétrant… » Abélard, t. i, p. 273. — 4o La vraie gloire d’Abélard est d’avoir contribué pour une large part au développement de la méthode scolastique. Certes il n’en fut pas le créateur, comme le prétend M. Picavet : Anselme avait déjà paru, et Hugues de Saint-Victor ne se montre pas moins avide que lui de philosophie et d’explication rationnelle. Mais l’Introductio ad theologiam semble bien être la première Somme entreprise pour coordonner en un seul ouvrage tout l’enseignement de la foi. Hugues n’a écrit qu’après lui son grand ouvrage De sacramentis. Cf. Mignon, Les origines de la scolastique, t. i, p. 166. De plus, passionné à la fois pour la dialectique et pour l’érudition sacrée, Abélard inspira à son école le goût pour la discussion des textes patristiques, recueillis dans le Sic et non, et cette méthode plus sèche dans sa sévérité didactique, mais plus précise, qui la distingue de l’école de Saint-Victor. Cf. Denille, op. cit., dans Archiv, t. i, p. 613-620. Citons pour finir le jugement bienveillant du P. de Régnon, Études de théologie positive sur la sainte Trinité, in-8o, Paris, 1892, t. ii, p. 87 ; après avoir montré le Protée, tour à tour s’inspirant de sa foi ou s’abandonnant au rationalisme qui le hante, il conclut en ces termes : « Tel fut Abélard ! grande figure devant laquelle on ne peut rester indifférent. On admire l’homme de génie, on aime le grand enfant, on condamne le novateur, on respecte le pénitent. »

I. Éditions des œuvres d’Abélard. — La première et la plus incomplète parut à Paris, in-4o, 1616, sous ce titre : Petri Abelardi filosophi et theologi… et Heloissæ conjugis ejus… opera etc. Elle est attribuée par certains exemplaires a André Duchesne, et par d’autres à François d’Amboise, l’auteur de la Préface apologétique. La deuxième a été donnée par Migne en 1855 au t. clxxviii de la P. L. Il y manque seulement les ouvrages philosophiques, publiés par Cousin, et le De unitate et Trintate divina. Victor Cousin, après les ouvrages inédits d’Abélard (1836, voir plus haut), publia, avec le concours de C. Jourdain et d’E. Despois, les P. Ab. opéra hactenus seorsim edita, 2 in-4o, Paris, 1859. Ces trois volumes réunis forment la meilleure édition :