n’avait voulu livrer de son ouvrage qu’un cahier à la fois, en reprenant chaque fois le précédent. Sollicité par eux, le P. Jean de las Cuevas, confesseur du grand Inquisiteur, le cardinal archiduc Albert d’Autriche, finit par être pris de scrupules ; et peu après la parution de la Concordia, il avertit Albert du scandale provoqué par le livre. Le cardinal fit une enquête sommaire et ordonna de surseoir, jusqu'à nouvel ordre, à la vente de l’ouvrage. Lettre de Jean de las Cuevas, Il mai 1594, dans del Prado, De graiia et libero arbitrio, t. iii, doc. ni, p. 579-581.
Trois mois s'écoulèrent, au cours desquels Molina reçut des Conseils de Castille et d’Aragon l’autorisation, sollicitée antérieurement, de publier son livre dans les deux royaumes. L’accusation prit enfin corps. Bafiez, consulté par le cardinal, avait cru découvrir dans la Concordia neuf ou dix propositions que l’Inquisition avait interdit d’enseigner. Il les groupa en trois objections qui furent communiquées à Molina et réfutées par lui. Après quoi, l’interdiction ayant été levée, le volume parut, au début de juillet 1589, précédé de cette chaleureuse approbation de Ferreira : In quo opère nihil a me est animadversum, quod nostræ religioni adversetur. Imo si quid est in sanctis conciliis, quod prima fronie videatur obscurum et scrupulosum, idipsum dilucidatur, et quamplurimi loci sacrée Scripturie, tam Veteris quam Noui Testamenti, disertissimo stylo expenduntur et explanantur. Quapropter ualde dignas arbitror has lucubrationes qu.se. in publicam totius Ecclesiæ utilitatem excudantur.
L’auteur publia aussitôt, et ajouta sous forme d’appendice à la Concordia, la longue défense qu’il avait écrite contre les objections de Bafiez, ainsi que de brèves répliques aux reproches tacites d’un « autre papier » contenant, sous le titre de « remarques » animadversiones, une série d’extraits de son livre. On en trouvera l’analyse plus loin, col. 2136 sq.
II. LES THÉORIES EXPOSÉES PAR MOLINA DANS LA « CONCOR D I A ». — Les œuvres polémiques abondent pour ou contre Molina. Elles ne réussissent guère à le faire connaître. Les exposés d’ensemble de sa pensée restent rares. Plus rares encore, ceux qui sont écrits d’un point de vue purement objectif. Il ne sera sans doute pas inutile, en un sujet qui a suscité tant de passions, de prendre ici, en dehors des apologistes ou des détracteurs, le rôle d’un informateur impartial. Lire un ouvrage comme la Concordia en dehors de tout parti pris, et même en refoulant à mesure qu’elles se présentent les objections qui surgissent, peut être un travail difficile ; c’est en tout cas un travail nécessaire. Longuement méditée, la pensée de Molina forme un tout. Il serait peu sage de la morceler et d’en prétendre bien saisir un aspect sans l’avoir étudiée dans son ensemble. Aussi l’auteur lui-même, à plusieurs reprises, Prsef., p. iv ; q. xiv, a. 13, disput. XXXVI, in fine, p. 208, prie-t-il le lecteur de ne pas précipiter son jugement, mais de le suspendre jusqu'à l’achèvement de sa lecture, pour pouvoir comparer les diverses parties du volume et en saisir la cohérence. Quand donc le souci de la bonne méthode ne le commanderait pas, celui de la justice nous ferait un devoir de nous rendre à sa requête.
Dessein de Molina. — Chargé par ses supérieurs de commenter la I re partie de la Somme théologique de saint Thomas, il s’est attaché surtout à expliquer, à la lumière de la foi, comment la liberté humaine s’accorde avec la prescience divine, la providence et la prédestination, dont il devait traiter. C’est ainsi qu’il a été amené indirectement à s’occuper de la grâce et de l'œuvre entière de la justification. Son ambition, en cette difficile question, serait « d’envisager d’un point de vue unique et de relier, en les rattachant à
leur fondement, les choses que Dieu même a unies en les prévoyant, les réalisant et les promouvant selon ses fins » (Prœf., p. iii), c’est-à-dire de montrer l’accord qui existe entre le libre arbitre d’une part, la grâce, la prescience, la providence, la prédestination et la réprobation d’autre part.
Ce dessein lui-même est d’ailleurs dicté par une préoccupation apologétique, ainsi qu’il ressort de la préface au grand inquisiteur du Portugal, le cardinal Albert d’Autriche (p.n). Les Perditi quidam atque infeliciter nati homines, contre lesquels on s'élève, sont évidemment les protestants dont on expose les erreurs q. xiv, a. 13, disp. I, p. 9-10 : Luther, qui après avoir nié l’efficience de la liberté dans nos bons vouloirs, en vint à attribuer à Dieu tous nos actes, y compris les péchés ; et Calvin, qui prétend avoir avec lui saint Augustin.
Division de l’ouvrage. — L’origine de la Concordia en explique la division selon les articles de la Somme qui y sont commentés. Elle comprend quatre parties, de très inégale longueur, et traite successivement de la science de Dieu (q. xiv), de la volonté de Dieu (q. xix), de la providence (q. xxii) et de la prédestination (q. xxin). Encore, dans ces questions, Molina fait-il un choix, pour ne considérer que les articles se rapportant plus directement au grand problème qui l’intéresse. De la question xiv, il ne retient que les articles 8 et 13 ; de la question xix, l’art. 6 ; de la question xxiii, les cinq premiers articles ; seule, la question xxii est étudiée en entier.
C’est dans le cadre de cette division par questions que nous étudierons la pensée de Molina sur la science divine, sur la volonté de Dieu (col. 2120) sur la providence (col. 2120) et sur la prédestination (col. 2122) Nous aurons soin de relever au passage les principales indications données par Molina lui-même sur la position qu’il prend, ou croit prendre par rapport aux autres théologiens, et en particulier de saint Thomas, qui reste pour lui « le prince de la théologie scolastique », scholasticee theologiee solem et principem, Prœf., p. m. Nous indiquerons ensuite le contenu de l' Appendix ad concordiam (col. 2136). Enfin une rapide synthèse des théories de Molina suiyra logiquement cet exposé analytique (col. 2139). Sauf indication contraire, toutes nos références se rapporteront à la réimpression parisienne de l'édition d’Anvers (Paris, 1876), qui est, de beaucoup, la plus accessible.
I. la science divine.
Deux problèmes se posent
à son propos : est-elle cause des créatures ? Porte-t-clle sur les futurs contingents ?
1° La science divine est-elle cause des créatures ? — Saint Thomas, q. xiv, a. 8, a répondu : Oui. Dieu agit par son intelligence, comme l’artisan, sa science propose et dirige ses actes ; mais elle ne produit rien, et donc n’est pas cause en fait, si sa volonté ne décide que telle chose sera. — Molina apporte ici une première et très importante distinction, qu’il faudra retenir, dit-il, et avoir toujours « devant les yeux ». La science divine considérée par rapport aux créatures, peut être dite naturelle ou libre, selon qu’elle précède ou suit la détermination volontaire. Portet-elle sur ce que Dieu peut faire, sa science est naturelle et non libre ; porte-t-elle au contraire sur l’existence future de certaines créatures, elle est libre, car c’est parce qu’il a voulu librement cette existence qu’il la connaît. Si donc il est vrai de dire que la science naturelle de Dieu est cause des choses, il est faux que sa science libre, celle qui porte sur les futurs contingents, le soit. (Ad 8 art., quæst. xiv, p. 1-2.)
2° La science divine porte-t-elle sur les futurs contingents ? (Sum.theol., q. xiv, a. 13). — La prescience divine, la liberté humaine, la contingence des choses ont fait l’objet d’erreurs multiples, depuis celles des philosophes et des hérétiques mentionnés par saint Augus-