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    1. PÉCHÉ ORIGINEL##


PÉCHÉ ORIGINEL. LE NATURALISME DE HOLSSEAU

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gicuse, il reprochait aux catholiques de parler aux enfants « d’un Dieu en trois personnes… du péché originel pour lequel nous sommes punis très justement des fautes que nous n’avons pas commises ». Masson, t. i, p. 153. Mais c’est surtout dans la Lettre à M. de Beaumont, archevêque de Paris, qui avait souligné l’opposition de la doctrine de Rousseau avec celle de l’Église qu’il dresse sa thèse en face du dogme. Il nie énergiquement, au nom de sa croyance « en un Dieu de miséricorde » et au nom de son expérience de la bonté naturelle de l’homme, « la décourageante doctrine de nos durs théologiens ».

Il nous a renseigné, lui-même, sur l’idée qui forme le centre intellectuel de sa thèse dans l’un de ses derniers ouvrages, Le troisième dialogue : « On trouvera dans toutes (ses publications), dit-il, le reflet de son grand principe, celui qui montre la nature créant l’homme bon et heureux, tandis que la société le déprave et le rend misérable. L’Emile en particulier, ce livre tant lu et si peu entendu, n’est pas autre chose qu’un traité de la bonté originelle de l’homme. » Cité dans E. Sellière, J.-J. Rousseau, Paris, 1921, p. 420.

Comment conçoit-il cette « bonté originelle », cette « bonté naturelle » de l’homme de la nature ? Il ne l’envisage pas, certes, à la façon d’un Voltaire ou d’un Diderot : « La nature de Diderot ne sera guère qu’un appel à l’insurrection contre toutes les « erreurs de l’enfance », contre tous les « préjugés de l’éducation », tous les scrupules de la morale sociale, tandis que, pour JeanJacques, « la sainte voix de la nature » se confond « avec ce principe inné de justice et de vertu » qui, dans toutes les consciences humaines, affirme le même devoir, et le même devoir chrétien. » Masson, op. cit., t. iii, p. 10. Où devons-nous, d’après lui, chercher cette nature foncièrement bonne ? En arrière, à l’origine des choses, ou, au contraire, au fond de la nature humaine actuellement vivante ?

Avec les philosophes du xviiie siècle, il paraît bien s’être représenté l’homme primitif comme un être borné, stupide et grossier (Discours sur l’inégalité), voir Masson, t. ii, p. 278-285 ; mais il ne s’agit pas tant pour Rousseau, quiest sans curiosité historique, de savoir quand et comment vivait l’homme primitif, que de savoir ce qu’est l’homme originel, ses vrais besoins, les principes fondamentaux de ses devoirs. Et cela, c’est le sentiment intérieur qui le lui révèle : c’est lui qu’il faut consulter sur la bonté naturelle de l’homme.

Est-ce à dire que tous les hommes sont bons, que tous les sentiments qui s’agitent au fond du cœur humain soient recevables ? Il ne renie pas en psychologie le dualisme de l’être humain ; il confesse ce mélange étonnant de grandeur et de bassesse, d’ardeur pour la vérité et de goût pour l’erreur, d’inclination pour la vertu et de penchant naturel pour le vice. Il affirme même que cette vie est un état d’abaissement ; il décrit avec précision le combat intérieur : « Non, l’homme n’est point un ; je veux et je ne veux pas ; je me sens à la fois esclave et libre ; je veux le bien, je l’aime et je fais le mal ; je suis actif quand j’écoute ma raison, passif quand mes passions m’entraînent, et mon pire tourment, quand je succombe, est de sentir que j’ai pu résister. » Profession de foi, cité dans Masson, t. ii, p. 273.

Toutefois, ce conflit douloureux, ce déséquilibre de l’âme humaine n’est pas originel, mais acquis : Rousseau prétend l’expliquer non par un dogme cruel qui obscurcit la justice et la bonté de l’Être suprême, mais par la dépravation sociale. Il n’y a donc pas, dans chaque âme, un péché originel « qui s’oppose à son salut individuel, mais il pèse sur l’humanité un péché collectif : le péché social. Masson, t. ii, p. 278.

Comment, sous les alliages corrupteurs de la civili sation, retrouver ce quelque chose de primitif, de droit, de vrai, de bon qui est essentiel à l’humanité ? Non pas dans les livres, non pas dans l’histoire, mais dans certaines âmes privilégiées, dans le fond intime de leur être. Rousseau pense être une de ces âmes qui se sentent identifiées avec la nature et en sont les oracles : « L’homme est naturellement bon, comme j’ai le bonheur de le sentir. » Réponse à M. Borde, citée dans Masson, t. ii, p. 291. Dans une telle nature, prétend-il, tous les premiers mouvements sont bons.

Ainsi la nature est au dedans de nous ; elle se révèle au cœur qui sait se garder pur des perversions sociales. La religion de la bonté naturelle se fonde sur l’intuition sentimentale de Rousseau en qui se révèle la vertu. Malheureusement, quoi qu’il fasse, remarque justement P. M. Masson, t. ii, p. 293, tout le travail intellectuel et sentimental de l’humanité vient lui masquer l’horizon ; son éducation calviniste, l’atmosphère chrétienne de dix-sept siècles continuent à peser sur son âme pour la « dénaturer, et plus d’une fois ce qu’il a cru être la religion de la nature ne fut que la religion de ses pères ». En fait, la religion de la bonté naturelle est, pour Rousseau, la proclamation de la suffisance absolue de la nature telle qu’elle se révèle dans son intuition sentimentale. Être soi sans la grâce, sans la prière, sans l’effort de la volonté, voilà l’erreur de Rousseau : « J’aspire, dit-il, au moment où, délivré des entraves du corps, je serai moi sans contradiction, sans partage, et n’aurai besoin que de moi pour être heureux. » Lettre à M. de Beaumont, cité dans Masson, t. ii, p. 120. Son naturalisme est plus pernicieux encore que celui de Pelage qui prônait au moins l’effort et la lutte de la raison et de la volonté contre les passions. C’est la proclamation d’un christianisme sans conscience de la misère de l’homme, sans péché, sans repentir, sans prière, sans rédemption, sans grâce.

Rousseau déforme certains aspects fonciers du christianisme et de la théologie de l’École en les transposant dans le plan de la simple nature. Quand, par exemple, il parle de la bonté naturelle de l’homme, il ne fait que reprendre une idée fondamentale de l’Église, selon laquelle l’homme a été créé de fait dans un état d’innocence, de droiture et de bonheur ; mais, au lieu de confesser que c’était là un privilège gratuit et surnaturel, il proclame que cela était naturel à l’homme. Quand il affirme la bonté naturelle, essentielle de l’homme, il emprunte le langage et l’idée de la théologie chrétienne : saint Thomas, et l’Église ensuite, contre Baïus, n’ont-ils pas proclamé que Dieu aurait pu créer l’homme tel qu’il naît aujourd’hui ? la nature humaine considérée dans son essence et ses inclinations premières est bonne et orientée vers le bien, mais cela n’empêche pas, en toute hypothèse, la faiblesse de cette nature, la nécessité de la lutte de l’esprit contre la chair et, dans l’état de nature déchue, le déséquilibre de cette nature, la nécessité absolue de la grâce, et la nécessité morale de la révélation pour qu’elle atteigne sa fin surnaturelle.

Le réquisitoire de Rousseau contre les dépravations sociales, ses excitations à retourner à la nature sont dans le style des prophètes et des prédicateurs chrétiens ; mais il déforme cette juste attitude à l’égard de. la corruption sociale du spirituel par le matériel, en prétendant identifier la dépravation sociale avec une sorte de péché originel, et en expliquant uniquement par elle le mal qui alïecte la nature humaine déchue.

Cette doctrine de Rousseau devait susciter une double réaction puissante dans le monde moderne : d’un côté, les théologiens catholiques et même les calvinistes orthodoxes ne pouvaient que rejeter ce christianisme sans prière, sans conscience du péché, sans rédemption et sans repentir. Mais très nombreux aussi devaient être les disciples qui, au xixe et au xxe siècle,