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RÉALISME. LA SOLUTION D’ABELARD


propriétés ou plutôt quelques entités abstraites et universelles se chargerait volontiers de fabriquer un individu concret, n’ayant d’autre subsistance qu’en ces abstractions. Le soi-disant nominalisme n’est-il pas quelquefois plus réaliste quand il demande qu’on évite de prendre la paille des mots pour le grain des choses.

Bien entendu, en faisant pressentir la réaction qui se dressera chez les philosophes chrétiens contre cet archétypisme anselmicn, il ne s’agit pas d’attenter à la mémoire du célèbre théologien. Il faut d’ailleurs comprendre qu’il était lui-même dans son rôle d’orthodoxie en réagissant avec toute la vigueur nécessaire contre le nominalisme parfaitement hétérodoxe de Roscelin. Au reste, dans la pensée essentiellement théologique de saint Anselme, l’idéalisme philosophique n’est qu’un à côté.

Or, voici que cette doctrine devient l’essentiel dans le système de Guillaume de Champeaux. Celui-ci n’est pas un agnostique qui songerait à nier l’existence des individus. Mais dans les mêmes individus d’une espèce il ne voit qu’une seule réalité : eamdem rem. Les individus ne diffèrent aucunement, selon lui, dans leur essence, mais seulement dans leurs éléments accidentels, quorum quidem nulla cssel in essen.Ua diversilas sed sola multitudlne accidenlium varielas. Il alla même plus loin et, dans une opinion qui prétendait tenir compte davantage du concret, tout en y maintenant à fond l’unité de l’espèce, il disait : rem eamdem non essenlialiter sed individualiler. Djpuis un siècle, éditeurs de manuscrits et historiens de la scolastique se demandent comment Guillaume de Champeaux a pu écrire : « une chose est la même chose qu’une autre non par son essence mais par son individualité » (cf. V. Cousin, op. cit., p. 1 17). On a même été (et Cousin se rangeait à cette opinion avec Baumgarten-Krusius) jusqu'à supposer, conformément d’ailleurs à d’excellents manuscrits, une variante meilleure : indiffcrenler au lieu d’indiuidualiler. Eu réalité il semble que Guillaume de Champeaux aurait admis la lecture la plus difficile : indiuidualiter. C’est en effet sur le terrain de V individualiler qu’Abélard l’attaquera. La doctrine de Guillaume de Champeaux rendait très facile la théorie du péché originel : il n’y a qu’un individu, nous avons péché en Adam ; m Us elle rendait très difficile l’explication de beaucoup d’autres points du christianisme. Il s'était produit que, croyant raisonner à partir des faits, Guillaume de Champeaux raisonnait comme ces biologistes qui, à propos du peuplier d’Italie (lequel se reproduit par boutures à partir d’une première bouture connue) déclarent qu’il n’existe qu’un seul individu de cette espèce. Grattez dans Socrate, si l’on peut dire, les apparences fragiles d’une socraléité et vous y trouverez tout de suite, selon Guillaume de Champeaux, l’individu humain. L’idée générale n’est plus séparée des réalisations concrètes dans ce système aussi ingénieux qu’incompréhensible. C’est pourtant bien la forme la plus réaliste qu’ait prise, dans la maturité de sa pensée philosophique, l’idéalisme initial de Guillaume de Champeaux. Sous les auspices de Guillaume et sous celles de saint Anselme ce réalisme singulier garde des adeptes lois Odon de Cambrai et Bernard de Chartres, jusqu’au milieu du xii° siècle. Mais, dès les premières années du siècle, l’outrance simplificatrice était frappée à mort.

Il y avait eu un grand philosophe : Abélard. Désormais chez les chrétiens, et en faveur de leurs dog comme de la vérité des sciences physiques les plus positives, on ne pourrait plus maintenir celle équivoque de l’ouata, substance, qui tantôl désigne l’espèce et tantôt désigne l’individu chez le très concret et réaliste Aristote. Par sa thèse absurde qui voulait par trop anémier la métaphysique et réduire Le concret à une abstraction, Guillaume il ! Champeaux avait suscité la protestation d’Abélard. Sans doute, la thèse idéaliste et simplificatrice qui veut expliquer le concret par l’abstrait au lieu d’expliquer l’abstrait par le concret réapparaîtra sous d’autres formes et très séduisantes, au cours des âges. Cette tendance correspond à une pente de l’esprit humain. Mais la tentative idéaliste spéciale de Guillaume de Champeaux ne sera plus jamais reprise jusqu’au bout de sa logique. Abélard en avait eu raison ; et son raisonnement mérite d'être cité. (V. Cousin, op. cit., p. 137-139.) Abélard chercha les conséquences qui découleraient des prétentions de Guillaume de Champeaux, si on les admettait. Ce serait la confusion absolue de tous les hommes : « Si l’animal qui existe tout entier en Socrate, dit Abélard. est affecté de maladie, il l’est tout entier puisque tout ce qu’il prend il le prend dans toute sa quantité et dans le môme moment il n’est nulle part sans maladie ; or ce môme animal universel est tout entier dans l’iaton : il devrait donc y être malade aussi ; mais, il n’y est pas malade. Il en est de même pour la blancheur et la noirceur relativement au corps. Nos adversaires ne peuvent pas échapper en disant : Socrate est malade, mais non pas l’animal ; car s’ils accordent que Sicrate est malade, ils accordent que l’animal est malade aussi dans l’individu… S’ils imaginent que l’animal universel n’est point malade quand l’individu l’est, ils se tromoent bien ; car l’animal universel et l’animal individuel sont identique (selon leur sophisme). Ils ajoutent : l’anlm il universel est malade mais non pas en tant qu’universel. Plaise à Dieu, qu’ils s’entendent eux-mêmes. S’ils veulent dire l’animal n’est pas malade en tant qu’universel, c’est-à-dire que son universalité l’empêche d'être malade, il ne sera jamais malade, puisqu’il est toujours universel. Et semblablement son universalité l’empêche d'être malade puisqu’aucun individu n’est malade en tant qu’individu… S’ils ont recours à l’expression d’clat et qu’ils disent : l’animal en tant qu’universel n’est pas malade dans l'état universel, qu’ils nous expliquent ce qu’ils veulent dire par ces mots : l'état universel. S’agit-il d’une substance ou d’un accident ? Si c’est d’un accident, nous accordons que rien n’est m ilarle dans l’accident, si d’une substance, c’est de la substance animale ou de quelque autre substance. Si c’est d’une autre, nous accordons encore que l’animal n’est pas malade dans une substance autre que la sienne. Si enfin il s’agit de l’animal, il est faux que l’animal ne soit pas malade dans l'état universel, c’est-à-dire que l’animal en soi ne soit pas malade quand l’animal est malade. Je ne vois pas qu’il y ait ici moyen d'échapper. »

Avec une verve inouïe Abélard vida l'école de Guillaume de Champeaux. Dans l’ambiance de l’hilarité déchaînée contre la métaphysique de Guillaume de Champeaux, il établit à Paris, grâce à un grand concours d'étudiants enthousiastes, un centre d'études qui ne cessera plus et qui sera l’origine de l’Université. Abélard acharné contre Guillaume de Champeaux, retournait sans cesse le fer dans la plaie (op. cil., p. 150). Il disait : « Dans le système de Guillaume, chaque individu humain en tant qu’homme est l’espèce (et non pas une espèce, comme traduit V. Cousin). D’où il suit que l’on pourrait dire de Socrate : Cet homme est l’espèce. Il est certain que Socrate est cet homme ; dont on peut conclure avec toute raison suivant les règles de la troisième figure du syllogisme : Socrate est espèce. Si en effet une chose s’affirme d’une autre et qu’il y ait encore un autre sujet au sujet, le sujet du sujet sert de sujet au prédicat du prédicat : C’est ce que personne ne peut raisonnablement nier. Je poursuis : Si Socrate est espèce, Socrate est universel et s’il est universel il n’est point Socrate. Ils se refusent à cette conséquence : s’il est universel il n’est point singulier ; car dans leur système tout universel est singulier et tout singulier universel. »

Certes il se rencontre dans cette âpre dialectique une opposition si farouche à la théorie simpliste des genres et des espèces, qu’on a pu relever, à juste titre (art. Nominalisme, col. 717-731) ; la tendance nominaliste d’Abélard. Cependant (même art., col. 717), tout de suite, indubitablement, on reconnaît qu’Abélard n’est pas un nominaliste de cette école de Roscelin qui ne