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RÉALISME. SAINT THOMAS


physique et qui constitue le bouleversement ou plutôt la transmutation de l’aristotélisme en ce lointain début des philosophies modernes. Cette équation philosophique peut se formuler comme suit, ’le premier membre étant en terme de philosophie antique, le second membre étant en terme de philosophie moderne) : la forme de chaque homme = son intelligence, sa conscience. L’âme de chaque homme est, ni plus ni moins, sa raison individuelle. Les textes de saint Thomas à ce sujet sont fréquents, longs et n’apparaîtraient contradictoires qu’à celui qui refuserait de les méditer. Voici quelques-unes de ces expressions dans la Summa contra gentiles : Si intellectus agens est quædam substantiel separata, manifestum est quod est supra naturam hominis. .. Arisloletes oslendit quod quo vivimus et senlimus est forma et actus. Sed utraque aclio scilicet intellectus possibilis et intellectus agenlis convenit homini… Inlellectus possibilis et agens sunt virtutes quædam in nobis formaliler exislentes… Forma autem per quam Deus agit creaturam est forma intelligibilis. Naturæ intellecluales sunt formée subsislenles… Intelligere et raliocinari est operalio hominis in quantum homo est… Homo est movens seipsum… Primum autem movens in homine est intellectus… Subslantia intelleclualis non unitur corpori solum ul molor neque conlinetur ei solum per phantasmata, ut dixil Averrhoes sed ut forma… Anima humana est intelleclualis subslantia corpori unita ut forma… Homo potest definiri per hoc quod est intellectious… Intellectus agens est causa e/ficiens.

Ce qui paraît ainsi à Thomas d’Aquin être l’expression d’un fait, lui paraît également nécessaire pour la foi catholique, car il s’agit de sauvegarder la liberté humaine. Summa contra gentiles, t. II, c. lxxvi : Operalio propria hominis est intelligere, cujus primum principium est intellectus agens qui facit species intelligibiles a quibus patitur quodammodo intellectus possibilis qui faclus in aclu mouet voluntatem. Si igitur intellectus agens est quædam subslantia extra homine.m, lola operalio hominis dependel a principio extrinseco. Non igitur crit homo agens seipsum sed actus ab alio et sic non eril dominus suarum operationum nec meretur laudern aul vituperium ; et pcribil lola scientia moralis el conversalio politica, quod est inconoeniens. Non est igitur intellectus agens subslantia separata ab homine. On trouvera dans les Quicstiones disputatæ et dans la Summa theologica, écrite après la Summa contra gentiles, plus que des textes parallèles : la mise en œuvre, tout au long des divers problèmes de la théologie catholique, du réalisme noétique ainsi élaboré.

Il s’agit bien en effet de toute une élaboration d’un réalisme noétique. Historiquement, saint Thomas, comme l’a indiqué son premier biographe, Guillaume de Tocco, est le philosophe qui a su voir que l’espèce humaine se multiplie en personnalités par la multiplication des activités intellectuelles. Pour l’homme, aime à répéter saint Thomas, l’intelligence c’est la vie. Autant d’intelligences humaines, autant de vies humaines, autant d’êtres humains. Oser ainsi combattre une forme « monopsychiste », anémiée, idéaliste de l’aristotélisme, une forme de pensée qui, avec Averroès et même Avicenne, faisait de l’intelligence un épiphénomène unique et impersonnel, détruisant les prérogatives de chaque conscience au profit du diktat de l’espèce, c’était en réalité, de la part de saint Thomas, poser sur le terrain scientifique la philosophie implicite du christianisme, selon qui chacun a pour destinée de finir par voir Dieu pour son propre compte. Le triomphe divin est la multiplication même de l’intelligence parmi les hommes et cette « intelligence » doit être considérée au sens le plus large du mot. L’intelligence ne pouvait en effet être désignée par le génie de saint Thomas comme étant quasiment le tout de chaque homme, qu’à la condition d’être conçue par lui

au sens très large de conscience mouvante, à la condition d’équivaloir avec ce que E. Le Roy nomme « la pensée vivante ». L’intelligence n’est pas seulement l’art d’abstraire ; elle est l’art de se conduire ; l’inspiratrice de la morale comme le principal titre de l’homme à exister. Cette intelligence, qui se trouve elle-même par une appréciation globale, qui saisit Dieu par une autre appréciation globale, est aussi près que possible d’un intuitionisme souple, à la condition que cet intuitionisme ne limite pas l’intelligence au « fonctionnement bureaucratique de l’esprit ». Il faut que cet intuitionisme largement intellectualiste à la manière de saint Thomas d’Aquin sache distinguer : les êtres qui transcendent le temps, la durée des courants de conscience, les permanences même dans la mobilité de chaque esprit. Sur ce dernier point saint Thomas d’Aquin a été fort loin, étudiant à fond les habitus, les intentions, les finalités, principes de permanence par rapport aux moyens successifs de leur réalisation.

Il faut bien, comme le voudrait Bergson, que le réalisme thomiste puisse s’accorder là-dessus avec le réalisme plotinien, ou alors c’est la séparation définitive de l’augustinisme et du thomisme. Si cette vue des choses de l’esprit peut être agréée, le corps, très réel, retrouve sa place dans ce que Dwelshauvers appelle la synthèse mentale. En ce cas le corps serait instrument à l’usage des fins de l’âme, une image pour le langage vécu de l’action. Il participerait aussi à ce rôle du monde qui est d’être un langage que Dieu parle à l’homme.

La magistrale analyse de l’acte humain, cet accident de la grande action immanente qu’est chaque forme humaine, a été faite par saint Thomas, entièrement neuve et originale dans la I a -II » de la Summa théologien. Grâce à sou réalisme, elle vaut non seulement pour l’ordre psychologique, mais pour l’ordre métaphysique et pour l’ordre moral, puisque cette intelligence que l’on y voit à l’œuvre est la réalité essentielle de l’homme. L’intelligence dure comme le veut l’iotin, ’philosophe réaliste de l’extase intellectuelle et de la durée spirituelle opposées au temps matériel. A travers les circonstances transitoires qui suggèrent à l’esprit des moyens passagers pour des intentions plus durables, se l’ont jour, parmi l’écoulement rapide des cellules du corps, des p nnaneiices plus durables encore d’égolsme vital. L’ordre dynamique et l’ordre statique se mêlent aussi intimement que l’ordre intellectuel et l’ordre volontaire. Ce que l’on appelle le sentiment (lu cœur comme ce que l’on nomme intuition de l’esprit sont des éléments de cette unité a deux faces (intellectuelle et volontaire) qui englobe les multiplicités les plus variées, les plus réelles, l.a psychologie de saint Thomas, parce qu’elle est métaphysique, pourra, par ailleurs, donner naissance ; i une morale profondément chrétienne. Il est vrai par contre que son réalisme suppose de telles merveilles qu’il ne peut vraiment tenir qu’avec une théodicée solide, aux contins de la théologie catholique. Ainsi la foi viendra, en un sens, au secours de celui qui a admis cet intuitif et global jugement de valeur : « Je pense et je connais des êtres multiples, donc j’existe et ces êtres existent comme je les connais. »

On ne peut connaître ce qui n’apparaît pas que d’après ce qui apparaît. Mais que valent les plus simples apparences ? A un moderne tout le bel édifice du réalisme thomiste paraîtra reposer sur le miracle d’une connaissance à la fois entièrement subjective et entièrement objective ; subjective par son activité, objective par son réalisme. Il ne semble pas qu’il faille chercher la justification de ce personnalisme thomiste dans des matériaux empruntés à l’aristotélisme. L’élaboration des species allant de l’objet extérieur à l’inté-