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1873
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RÉALISME. LA CRITIQUE IDÉALISTE


Du tout premier âge de la pensée humaine, M. Brunschvicg pense qu’on peut avoir une idée par les peuplades non civilisées actuelles. A ces primitifs il reproche leur préjugé de l’intelligible. Ils expliquent tout dans la nature par des esprits répandus partout. En vérité, ces primitifs exagèrent. Mais il reste que certains faits sur le plan irrécusable des apparences s’expliquent par des esprits. Si la finalité dans un monde biologique plus inférieur est bien difficile à décrire, la finalité humaine est un fait expérimental. Elle ne se laissera jamais mettre en équations mathématiques, en ces équations qui semblent avoir, pour l’idéalisme nouveau, le privilège exclusif de la vérité. Dans un second chapitre de son ouvrage, intitulé Le fantôme de l’irrationnel, M. Brunschvicg découvre que le miracle grec, au temps des pythagoriciens, faillit faire évanouir le fantôme des substrats : êtres, esprits et choses au profit des normes authentiquement mathématiques. Mais cet éclair dans les ténèbres de l’obscurantisme peut paraître beaucoup moins net qu’il ne paraît à M. Brunschvicg. C’est bien avant Pythagore que ce que l’on a appelé avec quelque grandiloquence 3 la science mystérieuse des pharaons » faisait jouer aux nombres un rôle essentiel dans la nature. Bien plus tard, en plein Moyen Age, des astrologues, même mystiques, jalonnant la route pour la pensée moderne de M. Brunschvicg, pensent déjà comme lui qu’il n’y a de vérité que dans l’emploi de la méthode mathématique. Cette opinion se trouve exprimée en toutes lettres et longuement par Boger Bacon.

Mais au fond peu importe à M. Brunschvicg, les balbutiements des primitifs et l'échec (selon lui proche du succès) des mathématiciens antiques, empêtrés dans des difficultés de détail comme l’existence des nombres irrationnels. Le grand scandale de l’idéaliste contemporain c’est ce troisième âge de l’intelligence, cette pensée médiévale que des enseignements de l’université de Paris analysent poartant consciencieusement. M. Brunschvicg ne se montre pas tendre pour ce qu’il appelle V univers du discours. Il craint visiblement qu’on propose à l'époque scientifique moderne, toute mathématique selon lui, ce retour en arrière que lui paraît être, au service de la foi, la philosophie médiévale. Il reproche âprement au Moyen Age d’avoir cru à la vertu du syllogisme. Il a raison de dire, un scotiste ou un thomiste éclairé l’appuieraient, que le syllogisme ne vaut que par rapport à une expérience extérieure dont il est un vêtement. Le syllogisme : « Tout dragon est une chose qui souille des flammes. Tout dragon est un serpent. Donc quelque serpent souille des flammes » rend bien compte du réel à la condition que ce soit d’un réel qu’il rende compte — à la condition qu’il existe des dragons. La pensée logique vaut donc davantage comme moyen lumineux d’expression de l'âme obscure de l’idée que comme fondement même de l’intellectualité. M. Brunschvicg discerne tout l’intérêt du travail de M. Serrus : Le parallélisme logico-grammatical. Un thomisme admettrait en effet que, dans le parallélisme intellectuel logique, la logique n’est, selon ses règles de jeu, qu’une commodité de l’esprit, commodité légitime, un moyen pour une fin. Il faut admettre qu’une même pensée s’exprime en un alinéa variable dont les propositions se groupent en nombre plus ou moins grand avec des liaisons internes de conjonctions susceptibles de varier à l’infini. La même proposition peut toujours se multiplier en discours ou se condenser au contraire en une nuance d’adjectifs au point de rentrer dans l’implicite et dans l’ombre. Mais c’est donc que, pour le penseur médiéviste authentique, tout comme pour son critique idéaliste lui-môme l’univers à connaître est autre chose que l’univers élastique des discours. Le vrai problème est celui de cette réalité mystérieuse qui dépasse le dis cours, c’est le problème de cette raison, et toute objective, et toute personnelle, qui tantôt exprime et tantôt cache, suppose (comme disaient Occam et Vincent Ferrier) ou oublie. M. Brunschvicg fait encore une remarque pertinente lorsqu’il dénonce, p. 66, n. 1, avec le P. Festugière et M. Bobin, une équivoque de la pensée grecque qui a alourdi la scolastique médiévale. Le P. Festugière montre en effet qu’en métaphysique « le terme ouata est appliqué tantôt à l’individu concret, réalité première et qui seule en vérité mérite au propre le nom de substance et tantôt à l’universel abstrait, premier intelligible, lequel, pourvu aussi du nom d’oùaîc avec le sens premier d’essence, n’en semble pas moins regardé comme substance objet propre de la métaphysique ». Mais cette vérité, si parfaitement discernée par le P. Festugière, va contre la position même de M. Brunschvicg. Elle consacre la distinction thomiste de l’essence et de l’existence. En effet chaque être concret ou objet de connaissance demeure distinct comme substrat de l’espèce qui lui dicte sa norme. La loi prend dans ce système une valeur simplement analogique. Il y a doncb ien des différences entre chaque être concret, dont les propriétés personnellement essentielles ne font qu’un avec l’existence personnelle, et puis le groupe scientifique, où l’essence dilîère de l’existence au point de n'être plus qu’une analogie entre les individus du groupe. Elle conserve toujours implicite, au moins l’un que comporte l'être. Cet être est partout répandu et l’intuition le saisit comme le fil qui unit des groupes de sensations, propriétés et images sensibles. Le rôle de la mathématique est de multiplier, de diviser cet être, en écrivant, dans chacun des deux membres de ses équations indigentes, que, diversement réparti et découpé, un même total reste le même. Ce n’est pas une pure tautologie, car il y a l’art de découper et de mettre en évidence certains détails anatomiques des quantités. D’autre part, cette mathématique-univers du discours savant, reste en référence avec un objet extérieur concret. Si appauvrie que devienne la considération que l’on fait de cet objet, c’est encore lui et lui seul qui vaut comme expression des normes analogiques. La mathématique exprime ces normes comme elle peut. C’est qu’en effet chaque norme approximative ainsi déterminée ne coïncide que plus ou moins avec les substrats réels concrets. Ces derniers, Meyerson le maintient à juste titre, comme on le verra plus loin, sont au point de départ de la science.

M. Brunschvicg voudrait décisif le quatrième et dernier chapitre de son livre, l’univers de la raison. On admettra volontiers avec lui que le xviie siècle est un grand siècle métaphysique, qui a apporté du neuf au Moyen Age. Bien qu’il soit loin d'être parfait, Descartes a l’avantage de séparer la matière de l’esprit, ce qui évite des simplifications et confusions fâcheuses. Il maintient les substrats, les natures simples. Il ne se borne pas à comparer, comme l’expose M. Brunschvicg, des êtres matériels selon la quantité, en sorte que les substrats de ces êtres disparaîtraient ne laissant plus qu’un univers de relations. Dans le cartésianisme véritable — et par endroits M. Brunschvicg ne peut entièrement l’oublier — les relations sont portées par les substrats. Étendues et quantités demeurent « substantiiiques », tout en étant propres aux mathématiques. Il demeure en Descartes, avec le sens des natures concrètes, un principe philosophique excellent dont pourtant la critique idéaliste lui fait grief. Voici ce dont il s’agit, p. 98 : « Pour que l’homme se libère du doute, écrit M. Brunschvicg, pour qu’il surmonte l’obsession du malin génie que représente le cercle vicieux qui impliquerait l’aflirmalion immédiate de la réalité de sa connaissance, il faudra qu’il découvre au fond de sa pensée quelque chose qui n’est plus tout