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1891
1892
RÉALISME. LA PHILOSOPHIE DE L’INTUITION


C’est tout le bcrgsonisme qui doit être repensé et réinterprété en ce sens ; et cela mène très loin. Les premiers à comprendre les étapes initiales de la pensée bergsonienne furent sans doute des idéalistes à la manière du célèbre disciple qu’est pour H. Bergson M. Edouard Le Roy, son successeur au Collège de France. Les approbations données en leur temps par M. Bergson aux doctrines de M. Le Roy suffisaient à prouver que, pendant longtemps, le maître ne distinguait pas encore nettement la teneur toute réaliste, tout absolutiste que prendrait un jour le bcrgsonisme. M. Le Roy, toujours fidèle à beaucoup d'éléments de pensée bergsonienne, a manifesté depuis plusieurs années, par la publication de toute une série d’ouvrages que sa pensée personnelle se fixait dans l’idéalisme. Ses derniers écrits outrepassent davantage l’effort blondélien que le réalisme concret tenu déjà en suspens par la réflexion prolongée d’Henri Bergson. Il ne faut pas cependant opposer trop catégoriquement, même aujourd’hui, le disciple et le maître. M. Bergson en reste sur divers points, en particulier en théodicée, à des positions qui sont celles d'Éd. Le Roy. Mais déjà de longue date, H. Bergson a connu un tout autre interprète. M. Jacques Chevalier était profondément réaliste. Disciple de Bergson, dans un livre qui fit sensation, il fut spécialement approuvé par son maître. Par là Bergson, plus ou moins consciemment déjà, faisait sienne l’interprétation réaliste et, pour tout dire, traditionaliste, qui était donnée de son propre message philosophique. M. J. Chevalier dans un autre livre L' habitude, essai de métaphysique expérimentale, 1930 développait le pluralisme réaliste qui n'était qu’en germe dans Matière et mémoire. Mais l’effort de M. Jacques Chevalier pour rajeunir le réalisme déplaisait à certains traditionalistes, plus portés à admettre le réalisme a priori comme un dogme qu'à l’admettre a posteriori comme un fait dûment vérifié. Ces antimodernes ne pouvaient pas goûter le bergsonisme idéaliste de M. Éd. Le Boy. Bergson lui-même appelait intuition la connaissance psychologique, le jugement implicite qui jaillit à propos de quelque réalité spirituelle. Il lui arrivait de critiquer « l’intellectualisme » comme une doctrine qui prétendrait qu’on connaît les fluentes subtilités de l’esprit de la même manière que les solides géométriques du monde matériel. Les réalistes qui se proclament intellectualistes, comme M. Jacques Maritain, surtout lorsqu’ils étaient en possession d’un système philosophique cohérent, partirent en guerre contre le bergsonisme. C'était, disait-on, une hérésie incompréhensible, qui voulait tout laisser dans le flou et refusait les clartés de l’intelligence, représentées en l’espèce par les thèses que M. Maritain déclarait, à bon droit, thomistes. Dans une réédition plus récente de sa condamnation absolue du bergsonisme, M. Jacques Maritain semble atténuer sur certains points la virulence de son jugement de jeunesse. Dès 1929, il rendait hommage à ce que pourrait devenir un bergsonisme repris et rectifié en écrivant, Bergsonisme et métaphysique dans Roseau d’or. Œuvres et chroniques, IVe série, p. 33-34 : « Si l’on transférait à la perception intellectuelle proprement dite, qui a lieu par le moyen de l’abstraction et qui a l'être pour objet, certaines des valeurs et certains des privilèges que M. Bergson attribue à l' « Intuition », la critique bergsonienne de L’intelligence se trouverait comme automatiquement rectifiée, et au lieu de ruiner notre puissance naturelle d’atteindre le vrai, ne porterait plus que contre un usage vicieux de celle-ci. (.'est là un des traits qu’il convient de mettre en lumière a propos du bergsonisme d' intention. Le bergsonisme réel soulîre-t-il une pareille transposition ? Assurément M. Bergson est libre de formuler, comme l’ont fait plusieurs grands philosophes, une seconde philosophie. Il peut refondre sa

doctrine en une synthèse nouvelle, la transformer substantiellement. Et cette transformation pourrait le rapprocher de la métaphysique éternelle. Nul ne le souhaite plus que nous. »

Or, M. Bergson a effectué cette synthèse nouvelle récemment, de manière à satisfaire les réalistes. (En fait, même en des temps déjà lointains, M. Bergson était très soucieux d'être concret et il y parvenait souvent. C'était par souci des différences qui se rencontrent dans le réel qu’il répugnait à recouvrir du même nom de « travail intellectuel » l’abstraction qui trie dans la matière et la finesse psychologique qui devine les esprits.)

De ci, de là, des critiques plus ou moins acerbes et partiales continuaient à se faire jour contre le bergsonisme au nom du réalisme chrétien. Mais ce devaient être comme d’ultimes protestations. Les deux sources de la morale et de la religion paraissaient (1932). Elles commençaient à plaire, au moins partiellement, à des traditionalistes difficiles. Les auditeurs de M. H. Bergson au Collège de France n’avaient pas été écoutés, lorsqu’ils avaient affirmé que son enseignement était plus réaliste que sa réputation. Maintenant il fallait bien croire les interlocuteurs de M. Bergson au cours de ses conversations privées, ses correspondants les plus divers.

Dorénavant il faudra croire M. Bergson lui-même puisqu’il a publié son ouvrage : La pensée et le mouvant, 1934. Ce livre réunit divers travaux, publiés déjà antérieurement, mais dont l’accès était demeuré difficile. Ces travaux appartiennent à diverses périodes de la pensée philosophique du maître et il ne les désavoue pas, montrant que sa pensée s’est développée à la manière d’un acquis continu, comme par alluvions successives, sans avoir à renier ses origines. Or, et c’est là l’intérêt majeur de ce livre, M. Bergson y fait précéder ces anciennes choses, maintenues, par de nouvelles considérations qui confirment son réalisme, sans même qu’il ait besoin de faire subir à tout son système une transposition, par exemple du plan idéaliste au plan réaliste. Il se borne à se fixer, définitivement, dans le plan réaliste, y situant tous les différents aspects de sa pensée. Elle mérite sous cette forme mûrie et définitive d'être analysée de près.

M. Bergson dit, dès ses premières lignes, en réaliste qui aime le concret, p. 7 : « Ce qui a le plus manqué à la philosophie, c’est la précision. Les systèmes philosophiques ne sont pas taillés à la mesure de la réalité où nous vivons. Ils sont trop larges pour elle. Examinez tel d’entre eux convenablement choisi : vous verrez qu’il s’appliquerait aussi bien à un monde où il n’y aurait pas de plantes ni d’animaux, rien que des hommes ; où les hommes se passeraient de boire et de manger ; où ils ne dormiraient, ne rêveraient ni ne divagueraient ; où ils naîtraient décrépits pour finir nourrissons ; où l'énergie remonterait la pente de la dégradation, où tout irait à rebours et se tiendrait à l’envers. C’est qu’un vrai système est un ensemble de conceptions si abstraites et par conséquent si vastes qu’on y ferait tenir tout le possible et même de l’impossible à côté du réel. L’explication que nous devons juger satisfaisante est celle qui adhère à son objet : point de vide entre eux, pas d’interstice où une autre explication puisse aussi bien se loger ; elle ne convient qu'à lui, il ne se prête qu'à elle. Telle peut être l’explication scientifique. Elle comporte la précision absolue et une évidence complète ou croissante. En dirait-on autant des théories philosophiques ? » Bref, il faut faire accomplir à la métaphysique le progrès en précision accompli par la science. Pour un intellectualisme en réalité plus parfait parce que plus concret, il faut déliasser les généralités vagues parce que systématiques. Il ne faut pas négliger ces complexités de