découverte, que ce ne peut pas être autre chose que cette fameuse « Expérience de la Tour » ( Turmerlebniss) dont il disait plus tard qu’elle l’avait fait entrer à pleines voiles au paradis, qui a provoqué chez lui cette révolution intime. Voir t. ix, col. 1206 sq.
A vrai dire, il n’avait aucunement besoin d’une illumination céleste pour en arriver là. N'était-ce point cette « certitude du salut » qu’il cherchait anxieusement depuis son entrée au cloître et probablement depuis sa naissance à la vie spirituelle personnelle ? Même quand il s'élevait contre la « sécurité », ne voulait-il pas se rassurer lui-même ? Par-dessous la contradiction apparente, n’y avait-il pas, dans son évolution inconsciente, une logique profonde et instinctive, non pas une logique rationnelle, mais une logique en quelque sorte passionnelle, dominée par la soif du salut ?
Quoi qu’il en soit, à partir de 1518, la doctrine de Luther sur la justification est en possession de tous ses éléments et elle est définitive. Il s’empresse d’ouvrir aux autres le paradis où il croit être entré. Quel est ce paradis ?
Sa doctrine tient en deux affirmations essentielles : 1. La Loi ne peut être observée ; — 2. Il n’y a de salut que dans la foi au Christ-Sauveur.
La Loi ne peut pas être observée, parce que nous sommes déchus. Elle nous oblige quand même. Mais sa fonction est de nous conduire au désespoir, pour nous préparer à recevoir la « consolation » de la Foi. Sans désespoir, pas de consolation. Sans consolation, pas de foi, donc pas de salut. La mystique luthérienne oscille entre ces deux pôles : le désespoir engendré par la Loi et la certitude conférée par la Foi. Vingt fois, cent fois, Luther a ressassé cette doctrine bizarre. Voici un passage tiré de son meilleur ouvrage : De la liberté du chrétien (nov. 1520) : « Il faut savoir qui ; les Livres saints contiennent deux sortes d'écrits : les lois ou préceptes de Dieu, et les promesses. Les lois prescrivent et enseignent beaucoup de bonnes choses, mais ces choses ne sont pas accomplies du fait que les commandements sont donnés. Les lois enseignent mais n’aident point. Elles apprennent ce qu’on doit faire, mais elles ne donnent pas de forces pour le faire. Aussi n’ont-elles d’autre but que de montrer à l’homme son impuissance pour le bien et de lui apprendre à désespérer de lui-même. Et c’est pourquoi elles s’appellent l’Ancien Testament et appartiennent toutes à l’Ancien Testament. Ainsi le commandement : Non concupisces ! Tu ne convoiteras pasl démontre que nous sommes tous pécheurs, car personne ne peut manquer, quoi qu’il fasse, d’avoir de mauvais désirs. L’homme apprend ainsi à désespérer de lui-même et à chercher ailleurs le secours pour se débarrasser des mauvais désirs et accomplir par un autre (Luther veut dire par Jésus-Christ) le précepte qu’il ne peut accomplir de lui-même. Tous les autres commandements sont également impossibles pour nous ». (Cristiani, Traduction française de La Liberté du chrétien de Luther, Paris, s. d. (1914), p. 32).
Dans ses ouvrages ultérieurs, Luther introduit une précision intéressante sur le rôle de la Loi. On vient de voir qu’elle est faite non pour être observée, mais pour pousser au désespoir. Mais ceux qu’elle ne pousse pas au désespoir, ceux qui ne sont pas prédestinés au salut, ceux-là, elle les accable, elle autorise Dieu à les punir. Elle est pour les enfants de Dieu un précieux enseignement et la préface de la justification. Elle est pour ses ennemis la source d’un réquisitoire impitoyable et le titre d’une condamnation sans retour. Mais tout cela est écrit de toute éternité, dans le décret de prédestination.
On croit assez communément que la doclrire de la prédestination est propre à Calvin. C’est une erreur complète. Cette doctrine n’est pas moins rigide chez
Luther que chez Calvin. Luther attribue à Dieu seul la fixation éternelle du sort de chaque âme. Le libre arbitre n’y est pour rien, puisque ce n’est qu’un vain mot, une illusion et même un blasphème, en ce sens que prétendre jouir du libre arbitre c’est se faire Dieul C’est donc Dieu qui est seul la cause et du bien et du mal. C’est Dieu qui a élu les uns et réprouvé les autres sans mérite ni démérite de leur part. Mais ce Dieu qui n’a pour règle de ses décisions que l’arbitraire le plus souverain, tient cependant à pouvoir déshonorer ses victimes avant de les plonger dans les flammes infernales. La Loi lui sert d’instrument, on pourrait dire d’artifice, pour cette formidable cruauté. Elle sera pour les uns l’origine du salut, pour les autres la source de leur perte. Pour les prédestinés, elle fait luire, dans leur inflexible rigueur, le tableau écrasant des devoirs à remplir et des fautes à éviter. Elle les terrifie par les menaces de la justice. Elle abaisse leur orgueil, leur enlève toute confiance en eux-mêmes et les jette dans les bras de la miséricorde divine. Pour les réprouvés, au contraire, elle sert de repoussoir, elle est la cause des révoltes et des aigreurs contre Dieu, elle enfante le goût du mal, elle donne au péché la saveur du fruit défendu. Elle est donc source de démoralisation et justification de la sévérité divine. Mais tout cela n’est qu’une mécanique sans liberté personnelle. Le jeu est réglé d’avance. Dieu ne craint pas de jouer et de tricher avec ses créatures. Elles croient être libres et ne le sont pas. Les prédestinés ne peuvent perdre la partie de dés où se joue leur destin. Les réprouvés ne peuvent la gagner. Les dés sont pipés par Dieu, de toute éternité. Dieu se moque également des uns et des autres. Il affirme en effet qu’il veut le salut de tous les hommes. Mais c’est pour mieux nous tromper. Écoutons Luther : « La Diatribe (d'Érasme) se fourvoie en raison de son ignorance. Elle ne sait pas distinguer entre le Dieu révélé et le Dieu caché, c’est-àdire entre les paroles de Dieu et Dieu lui-même. Dieu fait beaucoup de choses qu’il ne nous révèle pas par sa parole et il veut beaucoup de choses que sa parole ne nous dit pas qu’il veut : ainsi, il ne veut pas la mort du pécheur, et cela s’entend selon sa parole, mais il la veut selon sa volonté cachée. Or, nous devons méditer la parole et laisser de côté cette insondable volonté. Car la parole est faite pour nous conduire et non la volonté cachée. » De servo arbitrio. Luther ne nous dit pas comment il sait qu’il y a en Dieu une volonté cachée opposée à sa parole. Do deux choses l’une : ou cette volonté est réellement cachée et alors comment Luther la connaît-il ? ou elle n’est pas réellement cachée, et alors elle doit se trouver dans l'Écriture, puisque ce n’est que par l'Écriture que nous connaissons la volonté de Dieu. Au surplus, quelle confiance pouvons-nous avoir dans la Bible, si nous avons la certitude que la parole de Dieu qui s’y trouve n’est pas conforme à la vraie volonté de Dieu ? De fait, à en croire le bibliciste forcené qu’est Luther, toute l'Écriture nous trompe. Elle multiplie les exhortations, les objurgations, les menaces, les malédictions, les promesses, les préceptes. Mais tout cela n’est que façade illusoire. « Les jeux sont faits », et le résultat est décrété par Dieu de toute éternité. Nous ne sommes pour rien dans le drame qui se déroule sur le théâtre du monde. Dieu illumine saint Paul sur le chemin de Damas et il « endurcit » Pharaon. « Si Dieu a prévu, écrit Luther, que Judas deviendrait traître, il était nécessaire que Judas fût traître et il n'était pas plus au pouvoir de Judas que de toute autre créature de changer sa manière d’agir ou sa volonté, encore qu’il ait agi sans contrainte, car sa volonté était une œuvre de Dieu accomplie par sa toute-puissance comme tout le reste ». De servo arbitrio, éd. Schwetschke, loc. cit., p. 344 sq., 395 sq. Luther va jusqu'à conclure, dans son