3. La société ne doit-elle être étudiée que comme « une chose » et d’un point de vue purement extérieur et statique ? Des penseurs de bords assez divers ne le croient pas.
M. Bougie, qui cependant se rattache à l 'école sociologique, écrivait en 1896 de Durkheim : « On se demande si, en voulant traiter comme des choses extérieures les phénomènes sociaux, on n’en laisse pas échapper tout l’essentiel. » Les sciences sociales en Allemagne, p. 156. Et, en 1907, alors que Durkheim avait déjà nettement précisé ses idées directrices, il protestait contre le statisme sociologique : « C’est en vain qu’on voudrait rapprocher la sociologie et la physiologie. En physiologie, le type normal établi par les savants est d’une grande fixité… C’est tout le contraire en sociologie. Le type social à l’intérieur d’une même espèce, loin d'être fixé pour de longues périodes, se diversifie et se transforme rapidement… Rien n’est plus arbitraire et n’est plus dangereux que de comparer les sociétés à des organismes et l’activité sociale à un fonctionnement d’organes… La plasticité de notre nature physique est contenue dans le temps et l’espace, entre d'étroites limites. La plasticité de la nature sociale est très grande dans l’espace, peut-être illimitée dans le temps. » La distinction du normal et du pathologique en sociologie, dans Revue philosophique, janvier 1907.
Paul Bureau a encore plus fortement insisté, et avec une dialectique plus pressante, sur l’inconvénient d’une méthode qui, en s’arrêtant à la surface cristallisée de la société, néglige sa vie profonde, et les initiatives individuelles qui l’animent. « Aucune société ne vit sans posséder et exploiter un certain nombre de règles morales ou juridiques, de dogmes religieux, de pratiques économiques, de proverbes, d’apophtegmes, de courants sociaux, d’usages reçus, de monuments de pierre, mais il s’en faut de beaucoup que ce dépôt, sédiment d’une vie sociale élaborée et peut-être déjà dépassée, représente la vie sociale entière ou même sa partie la plus vivante, la plus organisatrice et la plus importante. En tous cas, la méthode préconisée (celle des Règles de la méthode sociologique de Durkheim), peut-être recommandable aux époques de grande stabilité et fixité sociales, est singulièrement inadéquate aux époques de transformation rapide, telle que la nôtre. Elle ne ferait connaître de la vie sociale que la partie la plus durcie, la plus ankylosée, celle qui s’exprime volontiers dans les discours officiels des représentants de l’organisation administrative, économique ou religieuse. Ainsi, le sociologue lâcherait la proie pour l’ombre, car il ne saisirait la vie que dans la période de son déclin, annonciateur de la mort, et il n’en connaîtrait ni les nouveautés régénératrices, ni le continuel jaillissement. Ce ne serait même pas de la sociologie statique, puisque dans le « déjà fait » et l’achevé on ne connaîtrait que le vieillissant et le vieilli, ce qui demain sera caduc et après-demain désuet, et, en tout cas, on resterait entièrement étrangère la sociologie dynamique, bien autrement intéressante et féconde, à celle qui s’attache aux institutions sociales qui s'élaborent et s'éprouvent, timidement et souvent douloureusement, trop modestes encore et trop méprisées par « les personnes de qualité » pour avoir pignon sur rue et s’exprimer en ces sentences impératives qui siéent si bien aux personnes arrivées. » Introduction à la méthode sociologique, Paris, 1923, p. 91-92. Et cette sociologie dynamique suppose l’action de fortes individualités qui réagissent contre les impératifs sociaux périmés, réformateurs politiques, sociaux ou religieux, inventeurs, héros et saints.
Emile Durkheim avait de bonne heure prévu la difficulté et tâché d’y parer : « On objecte, déclarait-il en 1906, on objecte à cette conception (de la société, unique source de l’obligation) qu’elle asservit l’esprit
à l’opinion morale régnante. Il n’en est rien… Car la société que la morale nous prescrit de vouloir, ce n’est pas la société telle qu’elle s’apparaît à elle-même, mais la société telle qu’elle est ou tend réellement à être. Or la conscience que la société prend d’elle-même dans et par l’opinion peut être inadéquate à la réalité sousjacente. Il peut se faire que l’opinion soit pleine des survivances, retarde sur l'état réel de la société ; il peut se faire que sous l’influence de circonstances passagères, certains principes même essentiels de la morale existante soient pour un temps rejetés dans l’inconscient et soient, dès lors, comme s’ils n'étaient pas. La science de la morale permet de rectifier ces erreurs. » Bulletin de la Société française de philosophie, février 1906, p. 116. Mais qui luttera contre les survivances, qui retrouvera dans l’inconscient ce qui est comme n'étant pas, qui pratiquera la science rectificatrice des erreurs courantes, sinon des individus, courageusement et parfois héroïquement en conflit avec l’opinion ?
4. Est-ce dans leur phase primitive qu’on trouve l’explication la plus simple et la plus essentielle des institutions sociales ?
Le P. Pinard de La Boullaye signale comme une erreur « l’attention exclusive ou presque exclusive donnée aux religions des non-civilisés ou, si l’on veut, l’extension de la comparaison (des religions) au seul domaine des peuples incultes. « En effet, si l’on ne peut nier l’intérêt que présente l'étude des protozoaires et celle des embryons, peuton dire qu’il serait sans inconvénient, pour le biologiste, de considérer uniquement les formations rudiment aires, où les organes et les fonctions sont à peine différenciées, sans considérer jamais les organismes supérieurs ? A supposer même que les animaux les plus parfaits soient dérivés d’une cellule unique ou d’une matière vivante unique, de quelles lumières ne se priverait pas le savant qui fixerait uniquement son regard sur les types les moins évolués ? « Telle est cependant la pratique que semblent affectionner les anthropologues. « Qu’est-ce que la religion ? « Pour répondre à cette question, écrivait naguère « É. Durkheim, exposant la pensée de W. Wundt, on a « observé de préférence les religions des peuples primi- « tifs, parce qu’elles étaient plus simples et qu’on espé- « rait ainsi pouvoir y démêler plus aisément les carac- « tères essentiels du phénomène religieux. » Malheureusement les mythologues en procédant ainsi ont pris pour de la simplicité ce qui n'était que de la complexité confuse. La mythologie primitive est un mélange de toutes sortes d'éléments hétérogènes. On y trouve des spéculations métaphysiques sur la nature et sur l’ordre des choses, ce qui fait qu’on a pris parfois la religion pour une sorte de métaphysique naïve. On y trouve aussi des règles de conduite tant privée que publique, et c’est pourquoi certains philosophes ont fait de la religion une discipline morale et sociale. Toutes ces théories prennent pour la religion différents phénomènes auxquels elle est accidentellement mêlée. Pour échapper à cette erreur, il faut aller l'étudier chez les peuples civilisés, parce que là elle s’est dégagée des éléments adventices auxquels elle était d’abord unie. » H. Pinard de La Boullaye, op. cit., t. ii, p. 229. Non seulement l’essentiel est masqué, au moins en partie, dans les formes primitives du développement social, mais encore il n’est pas pleinement réalisé. C’est dans ses plus hautes formes qu’apparaissent leurs virtualités premières. « Pour percer le mystère des profondeurs, il faut parfois viser les cimes. Le feu qui est au centre de la terre n’apparaît qu’au sommet des volcans. » Henri Bergson, L'énergie spirituelle, p. 26 et 27.
L'évangile, les grands mystiques nous apprennent plus sur l’essence de la religion que les corrobori des