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ROSMINI. HISTOIRE DE LA CONDAMNATION


contingent, car son existence se rattache à certaines conditions sans lesquelles il est inconcevable. Rosmini l’appelle être incomplet. L’être incomplet rentre dans la catégorie du non-être, au sens où l’entendait Platon. Mais, parmi les êtres contingents, certains sont doués d’une existence relativement indépendante ; ils constituent de véritables sujets, subsistant par soi ; ils psuvent être appelés relativement complets, tandis que Dieu seul est l’être complet absolument. Mais il y a des êtres incomplets absolument : ce sont les êtres qui, par eux-mêmes, ne peuvent posséder aucune subsistence réelle : « Une entité de cette sorte est comme en voie de devenir ; mais elle ne se complète et ne devient réellement possible que par l’addition d’un autre être sur lequel elle s’appuie. » Psicologia, t. ii, n. 1336, p. 320. Cet être incomplet n’est pas réalité ; il n’est pas non plus néant ; c’est « quelque chose de l’être », un quelque chose « répondant à un concept de l’esprit ». Ibid., n. 1642, p. 505. C’est l’être pensé en dehors de sa relation essentielle avec notre sensibilité ou notre intelligence ; c’est, si l’on veut, un sentiment ou une pensée en puissance. Ainsi l’espace et le temps qui n’ont d’existence que dans et par le sujet auquel ils se rattachent ; ainsi les choses extérieures et toutes les qualités dont elles nous paraissent accompagnées, car, en dernière analyse, elles ne sont que l’ensemble de nos représentations. Ainsi, « à prendre les choses à la rigueur, il n’y a pas de monde extérieur à l’âme, car la relation entre l’âme et la matière ne saurait s’exprimer par ces expressions de dedans et de dehors ». Antropologia, p. 189.

Gommînt, en de pareilles conditions, admettre l’existence des réalités en soi ? Notre esprit, déclare ici Rosmini, nous y contraint, car « il ne peut rien concevoir qui ne soit un être ou dépendance d’un être ». Il se trouve donc obligé d’admettre « une réalité pure qui soutienne ontologiquement la réalité sentie ». Teosofia, t. v, p. 433, a. 13. Il l’admet, mais ne peut rien nous dire sur la nature de cette réalité pure, qu’il doit concevoir comme un « agent occulte », une cause inconnue de nos sensations. Teosofia, t. v, p. 46. C’est cette force inconnue que Rosmini appelle le principe corporel ou encore le principe excitateur du sentiment. Psicologia, t. ii, n. 1355, p. 331. Le mot « principe corporel » ne doit pas nous faire illusion ; Rosmini l’appelle ainsi parce qu’il a le pouvoir d’agir sur notre sensibilité. Mais, en soi, ce principe ne saurait être conçu que comme étant essentiellement spirituel. Et, puisque ces forces spirituelles qui constituent ce qu’on appelle « les réalités en soi » existent nécessairement et indépendamment de notre esprit, qu’elles ne sont d’ailleurs intelligibles que par l’être et n’existent que par une affirmation de l’esprit, « il faut conclure qu’antérieurement à la pensée humaine, il existe une intelligence qui pense simultanément les essences et les réalités finies ». Teosofia, t. i, n. 446, p. 390.

Nous voici donc parvenus jusqu’à Dieu. L’origine des choses se rattache étroitement à la formation de l’idée de l’être dans l’intelligence divine. En soi, l’être est indéterminé absolument et indéfiniment déterminable. Cette détermination de l’être idéal est, pour Rosmini, l’essence même de l’acte créateur.

En effet, dans les opérations ad extra, le premier acte de l’intelligence divine est une abstraction par laquelle Dieu considère son Verbe et crée le concept d’être idéal et indéterminé. Puis il porte son attention sur les modes finis que l’être indéterminé est susceptible de recevoir : c’est là 1’ « idéation » divine. Il imagine ensuite les différentes formes dans lesquelles l’être peut être concrète. Enfin, à côté de l’acte par lequel Dieu abstrait la forme de l’être et imagine ses délimitations particulières, Rosmini distingue une troisième opération qui donne son complément à l’acte créateur : la j « synthèse divine », qui réalise et fait passer les choses conçues de l’ordre des possibles à celui des réalités concrètes et actuelles. Cette réalisation est nécessaire et découle de la nature même de Dieu. Rosmini ne veut pas cependant que la création soit nécessaire. Sans doute la réalisation concrète des choses suit nécessairement leur conception dans l’intelligence divine ; mais l’acte par lequel il les conçoit reste éminemment libre. Dieu engendre nécessairement le Verbe ; mais c’est en pleine liberté qu’en cet objet absolu, il sépare la forme de l’élément matériel. Teosofia, t. i, p. 401, 402, 405.

La création est donc le résultat d’une synthèse que Dieu opère entre l’être en général et les réalités possibles qu’il a imaginées. Dans toute créature, il y a un élément positif, formel, qui est l’être universel, et un élément matériel, négatif, la limitation que l’esprit créateur impose à l’être indéterminé. Teosofia, t. i, p. 396, n. 454. L’essence de l’acte créateur se résume dans la synthèse de ces deux termes en Dieu.

Arrivés à ce point de notre exposé, une question se pose naturellement à notre esprit. Quels sont les rapports de ces limitations avec l’être indéterminé ? La réalité est-elle le développement interne de l’être initial, sorte de déroulement logique comme celui qu’a conçu Hegel ? Palhoriès, qui nous a servi de guide, semble hésiter à rapprocher la conception du philosophe italien de celle du philosophe allemand. Et cependant l’identification réelle de toutes choses dans le Verbe paraît devoir conduire logiquement Rosmini au panthéisme. Tout en notant le danger réel de cette position, Palhoriès rappelle que Rosmini était trop chrétien « pour ne pas voir à ses pieds l’abîme du panthéisme où le mouvement de sa pensée le conduisait tout naturellement ». Op. cit., p. 244. Pour se dégager, Rosmini utilisera la distinction, dont il nous entretient si souvent, entre l’être idéal et le Verbe de Dieu.

Peut-être serait-il plus exact d’établir une discrimination entre les premières œuvres de Rosmini et la Teosofia, dont l’auteur n’a pu revoir définitivement le texte et où l’influence de Hegel serait plus marquée. Cf. R. Falckehberg, op. cit., p. 488.

Cet exposé philosophique était indispensable pour faire mieux comprendre la portée exacte des quarante propositions dont l’examen va suivre. Le bref commentaire dont sera accompagné le texte des propositions ajoutera encore quelques éclaircissements utiles. Nous laissons systématiquement de côté l’exposé des idées morales et politiques de Rosmini ; elles débordent le cadrj de cet article. Voir dans Palhoriès, op. cit., la troisième partie (p. 259-341) qui leur est consacrée.

III. Lks quarante propositions condamnées. — 1° Les attaques sous Grégoire XVI et Pie IX.

Il est

nécessaire d’indiquer les différentes attaques dont Rosmini fut l’objet de son vivant, afin de mieux comprendre la portée de la condamnation promulguée sous Léon XIII et que l’on trouvera dans Denz. Rannw., n. 1891-1930.

Dès 1831, une opposition se forma contre les premiers écrits de Rosmini, dont plusieurs écrivains de la Compagnie de Jésus suspectèrent l’orthodoxie. Sans doute, plusieurs jésuites éminents, notamment le P. Roothan, alors général, écrivaient à Rosmini des lettres élogieuses sur certains aspects de sa doctrine. Voir ces lettres dans W. Lockhart, Vie d’Antonio Rosmini-Serbati, trad. M. Segond, Paris, 1889, p. 182-184. Le pape Grégoire XVI fit même adresser à Rosmini un bref fort élogieux, dans lequel il aurait ajouté de sa propre main des qualificatifs précieux pour Rosmini : virum excellenti acprsestanti ingenio præditum, egregiis animi dotibus ornatum, rerum divinarum atque humanorum scieniia summopere illustrem… Lettres apost< -