Aller au contenu

Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 14.1.djvu/402

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
789
790
SAINT-SIMON. LA RELIGION SAINT-SIMONIENNE

Collège réuni acclama la dualité Bazard-Enfantin ; on avait deux Pères suprêmes, dont la supériorité fut immédiatement sanctionnée par la « tradition vivante », le disciple chéri de Saint-Simon, O. Rodrigues. Ce fut l’occasion de quelques défections, car certains amis, plus philosophes que religieux, se retirèrent alors sans bruit, entre autres Buchez, suivi de presque toute l’ancienne équipe du Producteur.

L’attitude des deux Pères fut telle qu’on pouvait l’attendre. « Ouvre les yeux, écrivait Enfantin à sa cousine Thérèse Nugues, regarde celui que Dieu aime par-dessus tous les hommes, parce que c’est le plus aimant de tous ; voici le chef, le roi, le pontife de la Jérusalem nouvelle ; écoute-le sans crainte, suis-le avec amour. » Quant à Bazard, « il parlait autrement, note finement M. Charléty. Il n’était ni si beau, ni si confiant qu’Enfantin. Mais il avait le mérite d’être plus clair. « Nous ne sommes ni des supérieurs de capucins, ni des colonels prussiens, et si nous n’avons pas, dans le sens démocratique du mot, à rendre compte de nos actes, nous avons l’obligation très réelle, sous peine de déchéance, de nous faire aimer et comprendre. » (Lettre de Bazard à Rességuier.) Bazard était sans doute moins aimé que compris. Cela le mettait en grande infériorité vis-à-vis de son collègue. » Charléty, Histoire du saint-simonisme, p. 69-70.

En fait l’impulsion d’Enfantin s’exerça efficacement dans le sens de l’organisation communautaire et hiérarchique. Dans le beau logement de la rue Monsigny, s’inaugurait une vie de famille, marquée par l’entente la plus fraternelle et occupée aux plus nobles études. Une vraie tendresse unissait tous ces jeunes hommes, pour qui la tendresse constituait le lien social et religieux par excellence. Des solennités venaient rompre la monotonie du calendrier, qui fêtaient la collation des grades, le passage d’un degré à un autre, l’anniversaire du Père ; c’était l’occasion de rites subtils, lourds de symbolisme. Aucune femme encore, dans la famille ; seule la femme de Bazard, « la mère Bazard », comme on disait, venait assister aux réunions ; mais elle se tenait dans une réserve discrète. Ce fut l’époque des plus brillantes conquêtes : Henri Fournel, Jean Reynaud, Michel Chevalier, venus de Polytechnique, sans parler des nombreux polytechniciens sympathisants, en correspondance suivie avec Enfantin. Le Play, les deux frères Isaac et Émile Pereire, Pierre Leroux, donnèrent alors leur adhésion.

Cette belle période de concentration, d’organisation intérieure est aussi l’ère des grandes prédications et des polémiques saint-simoniennes. Avec une éloquence et une sincérité dignes d’une meilleure cause, les saint-simoniens prêchèrent leur religion tant à Paris qu’en province et à l’étranger. Jusqu’en novembre 1831, les prédications eurent pour objet d’exposer et de commenter la doctrine, comme on l’avait fait rue Taranne en 1829-1830. L’enseignement central était dispensé dans la grande salle de la rue Taitbout, chaque dimanche, à un public nombreux et choisi. D’autres conférences, dans différents quartiers, avaient un caractère plus populaire. Dans le Midi, Montauban, Montpellier, Toulouse, reçurent un enseignement suivi. A Carcassonne, un prêtre catholique se convertit au saint-simonisme et expliqua publiquement les raisons qu’il avait de passer à ce nouveau christianisme. Limoges, Lyon, Meaux, Rouen, entendirent la parole. Deux missions furent envoyées dans l’Est et dans l’Ouest. Un essai sans lendemain fut tenté en Angleterre. La Belgique fut particulièrement bien traitée, avec des prédicateurs à Bruxelles, Liège, Huy, Verviers.

Cependant le Globe, journal libéral, siégeait dans la même rue Monsigny. Lorsque son gérant, Pierre Leroux, adhéra à la doctrine, le saint-simonisme disposa d’un quotidien pour sa propagande. Sur l’ordre de Bazard et d’Enfantin, Michel Chevalier assuma la direction du journal qui parut, après le 18 janvier 1831, avec le sous-titre : Journal de la doctrine de Saint-Simon. La carrière saint-simonienne du Globe (janvier 1831-avril 1832) fut courte mais des plus brillantes. Le but et les moyens essentiels de sa doctrine étaient exprimés en trois devises qui ornaient la première page : « Religion. Science. Industrie. Association universelle : Toutes les institutions sociales, doivent avoir pour but l’amélioration morale, intellectuelle et physique de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. — Tous les privilèges de naissance, sans exception, sont abolis. — A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres. » Au nombre des études remarquables qui parurent dans le Globe, il faut citer tout d’abord une Économie politique d’Enfantin, publiée ultérieurement en brochure et qui constitue la charte économique de l’école. Opposant travailleurs et oisifs, mais classant comme oisifs tous les capitalistes, alors que Saint-Simon s’était contenté de désigner sous ce nom les propriétaires fonciers. Enfantin avouait son double objectif : l’amélioration morale, intellectuelle et physique des travailleurs et la déchéance progressive des oisifs. Pour atteindre ce double but, il envisageait la disparition de tous les privilèges, y compris l’héritage, ce qui devait évincer les oisifs et préconisait, quant aux travailleurs, le classement selon la capacité et la rétribution selon les œuvres, ce qui n’allait pas sans mettre en cause la notion courante de propriété. Par la plume d’Enfantin, le Globe exprimait aussi les conclusions saint-simoniennes dans les controverses soulevées à l’époque par les problèmes de l’amortissement, de l’emprunt, de la dette, de l’impôt, de la propriété mobilière et de l’organisation bancaire. La philosophie, l’éloquence, l’histoire, la politique, la poésie, n’étaient pas négligées au Globe. Les noms de Barrault, Michel Chevalier, Jean Reynaud, Pierre Leroux, Charles Duveyrier, donnent une idée de l’entrain, de la générosité, de l’audace, avec lesquels tous les problèmes étaient abordés et du succès que mérita une telle équipe.

Les controverses avec Auguste Comte, avec Charles Fourier, avec les libéraux comme avec les légitimistes, avec les catholiques comme avec les athées, fournirent aux saint-simoniens l’occasion de remuer une foule d’idées hardies, qui rendaient alors un son neuf et qui, depuis, n’ont plus cessé de retentir. Dédain de la politique pure ou abstraite ; conception d’un gouvernement fort, autoritaire, animateur de la prospérité économique ; orientation résolument sociale, mais nullement démocratique, nullement libérale, aussi peu formaliste que possible, de la fonction publique ; préoccupations, toutes neuves alors, d’urbanisme ; programme concret d’équipement industriel, commercial et bancaire de la nation : collaboration internationale pour relever le niveau de vie de l’humanité : tels sont les thèmes développés avec un talent et une fougue admirables par l’équipe du Globe. Tout cela est demeuré très actuel.

Mais toutes ces idées qui retiennent aujourd’hui encore l’attention des réformateurs et des hommes d’État étaient liées, dans l’esprit des saint-simoniens, à une synthèse métaphysique et religieuse des plus troubles ; de cette source unique, commençaient de poindre un certain nombre d’idées inquiétantes, inséparables des premières dans la pure doctrine saint-simonienne, et qui devaient avant peu soulever des discussions au sein de la « famille » et y provoquer des schismes.

Religion saint-simonienne. — Le Nouveau christianisme, d’abord mal compris et vivement discuté de la part des fidèles, avait pris, grâce à Enfantin, une