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Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 14.1.djvu/404

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SAINT-SIMON. LA RELIGION SAINT-SIMONIENNE

diacres. Enfin, un résumé d’une clarté parfaite : « Si je me suis si longuement étendu sur ce sujet, mon ami, c’est que j’ai craint que vous ne fussiez embarrassé, comme je l’ai été moi-même, par les séries : Artistes, savants, industriels, mises par l’école en regard de celles-ci : Morale, intelligence, pratique : le mot d’artistes a certainement dans l’usage ordinaire un sens trop restreint pour signifier ce qu’on lui faisait dire là, c’était moralistes, c’était prêtres qu’il fallait dire. » Ibid., p. 45-47.

Cette organisation explique comment les devises saint-simoniennes : Beaux-Arts, Sciences, Industrie — Aux artistes, aux savants, aux industriels — Morale, Science, Industrie — Perfectionnement moral, intellectuel et physique ou industriel, sont absolument interchangeables. Mais on doit immédiatement noter la place désormais secondaire que l’on attribue à la science dans la hiérarchie nouvelle. On entend précisément dépasser le christianisme en instaurant une religion au-delà de l’esprit, une religion qu’en termes d’aujourd’hui on qualifierait d’agnostique. C’est ainsi que dans un article du Globe (1er juin 1831), Enfantin lui-même définit sa position en regard du christianisme : « Jésus avait donné à son Église mission d’enseigner les hommes. Dieu, pur esprit, s’adressait à l’esprit. Parmi ses attributs, l’intelligence, la vérité, l’ordre, la lumière, en un mot la science, jouaient un rôle au moins aussi grand et aussi exclusif que la beauté, la force, la puissance, l’activité dans les religions antiques : en d’autres termes, le chrétien aimait l’esprit plus exclusivement même que le païen n’aimait la chair… Le prêtre chrétien était donc avant tout un théologien, un instrument de la science de Dieu, un dogmatiseur, un docteur, un enseigneur, un savant. L’éducation qu’il se sentait mission de donner au monde était une instruction de laquelle devait résulter l’amour de l’esprit, l’élévation de l’intelligence, la dévotion à la vérité. » Économie politique et politique, 2e édit., 1832, xiiie article, p. 148.

A peu près dans les mêmes termes, d’Eichthal priait ses correspondants anglais de renoncer à l’usage de ces mots : développement de l’esprit humain.

« Sans vous en douter, vous retombez dans l’hérésie

chrétienne qui oublie ou plutôt qui anathématise la partie matérielle physique charnelle de l’homme. Comme le polythéisme s’était occupé presque exclusivement de cette partie, le christianisme arrivant après lui, a donné nécessairement dans l’abstraction contraire. » Correspondance, p. 50.

La religion, au-dessus de la science, bien de l’esprit, et au-dessus de la pratique, bien du corps, va donc devenir essentiellement une force de sympathie, conciliant le polythéisme et le monothéisme, le corps et l’âme, le matérialisme et l’idéalisme, le « grand monde » de l’univers et le « petit monde » de l’homme, la méthode postérioricienne et la méthode prioricienne.

« C’est ainsi qu’une brève formule résume et explique à

la fois, tout le passé de l’humanité et annonce son avenir. Car, si l’antiquité a été le règne de l’amour de la matière, si le Moyen Age a été le règne de l’amour de l’esprit, il est clair que les travaux scientifiques et industriels, exécutés surtout depuis le xve siècle, amènent l’époque qui doit confondre en un seul l’amour de l’esprit et de la matière, en montrant qu’esprit et matière ne sont que les deux faces d’un seul et même être qui vit par l’une aussi bien que par l’autre… La doctrine religieuse de Saint-Simon a ce caractère unitaire qui doit rallier autour d’elle les hommes de l’avenir. Elle ne met ni l’esprit au-dessus de la matière, ni la matière au-dessus de l’esprit. Elle les regarde comme intimement unis l’un à l’autre, comme étant la condition l’un de l’autre, comme étant les deux modes par lesquels se manifeste l’être, l’être vivant, l’être sympathique. (Ces épithètes sont réellement superflues ; car nous ne saurions attacher aucun sens au mot être, s’il n’implique l’existence du sentiment, se manifestant par des actes matériels et intellectuels.) » Ibid., p. 73-74.

Un dernier pas et nous voici conduits au panthéisme : comment concevoir cet être sympathique, cette vie, qui est tout l’être et dont la matière et l’esprit ne sont que des manifestations ? C’est le Dieu nouveau, transcendant le polythéisme aussi bien que le monothéisme.

« Dieu, pour les disciples de Saint-Simon, c’est cet être

infini qui nous enserre, nous embrasse, réagit sur nous dans tous les sens ; qui se manifeste à nous par cette apparence matérielle qu’on appelle ordinairement l’Univers, comme nous nous manifestons nous-mêmes les uns aux autres par nos apparences matérielles… En admettant cette notion de Dieu-Univers, Dieu-Matière, vous voyez tout d’abord, mon ami, quelle magnifique carrière est ouverte au sentiment poétique. Tout ce qui nous entoure, les corps inanimés, nous-mêmes, nos semblables, sommes une portion de Dieu. Sans cesse la vue du fini nous ramène à celle de l’infini… Cet océan de matière dans lequel nous nageons, c’est le corps, ou pour mieux dire, ce sont les entrailles de cet être infini que nous appelons Dieu. Toutes les créatures vivantes habitent son sein, comme l’embryon habite le sein de sa mère ; comme l’embryon, elles vivent par la vie de leur générateur, obéissant à tous ses mouvements, n’existant que par lui, et cependant elles conservent leur individualité bien distincte ; elles réagissent sur lui à leur tour ; elles gardent leur spontanéité propre, quoique soumises à son influence toute-puissante. » Ibid., p. 80-83.

La mort tragique d’E. Tooke fournit à d’Eichthal l’occasion d’une lettre poignante qu’il adresse à Stuart Mill et où il laisse paraître sa conception de la vie éternelle dans l’univers :

« Je trouve dans mes croyances de justes consolations.

Rien ne meurt, rien ne disparaît dans le sein de l’Éternel ; Eyton bien moins que le reste. Sa mort n’est qu’une transformation de ses formes actuelles en des formes plus parfaites. Mais, dans sa nouvelle existence, il reste uni à cette humanité qu’il a tant aimée. Je le sens revivre en vous ; je le sens revivre en moi ; je le sens revivre en tous ceux qu’il a aimés. Et moi, j’aime ceux-là doublement : et pour eux-mêmes, et pour Eyton qui revit en eux… Puisque l’humanité est une, chaque génération est le représentant de toutes celles qui l’ont précédée ; elles vivent, elles aiment, elles savent, elles agissent dans celle-là. Chaque individu porte en lui-même des milliers de prédécesseurs et chacun de ces prédécesseurs aime, sait et agit en lui… Pour nous dont les sympathies embrassent l’infini, qui nous sentons vivre dans une intime unité, non seulement avec nos proches, mais avec notre patrie, avec l’humanité, avec l’Univers tout entier, l’objet de notre amour est impérissable. » Ibid., p. 112-114.

Cette position doctrinale commandait un programme d’action dont Enfantin se fit l’apôtre. Alors que Bazard s’efforçait de « doctriner » le saint-simonisme, Enfantin prit à cœur sa fonction proprement religieuse et sacerdotale : lier, unir, créer des sympathies, s’imposer comme « un de ces êtres aimants qui entraînent », accomplir ce que Moïse avait promis et Jésus-Christ préparé, bref commencer effectivement l’association universelle, par le sentiment générateur de connaissance et d’action. Le pontife est entouré d’artistes, c’est-à-dire de prêtres selon l’ordre de Saint-Simon :

« Nous entendons par artistes les hommes qui, par leurs

pensées et leurs actes, par la moralité de leur vie entière, inspirent les sentiments généreux, éveillent les sympathies, les hommes qui unissent, qui ordonnent, qui lient les autres hommes ; l’artiste tel que nous le concevons, est l’homme religieux par excellence, c’est le prêtre selon l’ordre saint-simonien. Sa mission est de lier entre eux le savant et l’industriel, le théoricien et le praticien ; de combiner les travaux spirituels et les travaux matériels, les besoins de la pensée et ceux du corps ; c’est lui qui fait aimer à tous la famille, la cité, l’État, l’humanité, le monde, Dieu ; c’est lui qui gouverne, car c’est lui surtout que l’on aime. » Économie politique et politique, xie art., p. 128.

Nul doute qu’en écrivant ces lignes. Enfantin n’ait précisément décrit sa propre vocation de Père : la