Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 14.2.djvu/403

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
2307
2308
SOCIALISME. ÉVOLUTION : LE SOCIALISME DÉMOCRATIQUE

plus ou moins, chacun aura effectivement sa fortune, sa rétribution proportionnelle et son compte particulier de crédit et de débit avec la société. Mais viendra un temps où les richesses seront si abondantes que, sans cesser d’avoir de l’utilité, elles cesseront d’avoir du prix. Il ne sera dès lors plus nécessaire de compter avec personne, chacun jouissant de la richesse sociale à volonté, comme on jouit dans un beau jardin et par un temps superbe, de l’air, de la vue, du soleil ou de l’ombrage. » Tout en reconnaissant que cette opinion n’était guère dangereuse, puisqu’elle renvoyait la fin de la propriété au jour où nul n’en tiendrait plus compte. Considérant ne la partageait pas.

Que reste-t-il d’authentiquement socialiste dans l’association volontaire ? Cette idée que le bonheur de l’humanité et son progrès moral tiennent à la réalisation d’un plan, à un type d’organisation sociale. C’est le trait ineffaçable d’utopie qu’on retrouve en tout socialisme.

4. Proudhon. — Né à Besançon en 1809, il mourut à Passy en 1865. Fils d’un tonnelier, il exerça lui-même plusieurs métiers, tour à tour vacher, ouvrier de brasserie, imprimeur, journaliste. Il fit des études assez irrégulières mais brillantes. Devenu prote dans sa ville natale, il dévora les ouvrages de théologie que son patron imprimait pour le séminaire. Très peuple et franc-comtois, il aimait à revêtir d’une forme agressive et révolutionnaire des idées relativement modérées, sinon bourgeoises ; ce travers joint à une réelle franchise l’amena à exprimer des opinions successives qu’il n’est pas toujours facile de concilier. On se demande encore s’il était en définitive adversaire ou partisan de la propriété privée. Tout le monde connaît son apostrophe fougueuse : « La propriété, c’est le vol… ; les propriétaires sont des voleurs » ; mais on n’ignore pas les critiques acerbes dont il fustigeait les réformateurs socialistes. Marx, avec la clairvoyance de son génie et de sa haine, devinait et abhorrait le fond paysan et bourgeois du tempérament de Proudhon :

« La nature de Proudhon, écrit-il dans le Capital, le

portait à la dialectique, mais n’ayant jamais compris la dialectique scientifique, il ne parvint qu’au sophisme. En fait, cela découlait de son point de vue petit bourgeois. Le petit bourgeois est la contradiction vivante. » La fameuse brochure Qu’est-ce que la propriété ? est au fond beaucoup moins terrible que sa réputation ; elle ne conteste pas le droit de propriété, mais son étendue et certaines façons de l’acquérir et d’en user ; elle distingue ce droit du droit de possession, ce qui n’a rien de redoutable, et se montre aussi hostile à la possession communautaire qu’à la possession individuelle. Il semble que, sans cette inclination romantique à étonner le paisible bourgeois et sans cette truculence passionnée qui fait de Proudhon un journaliste marquant, notre auteur fût demeuré inconnu. Si l’on en croit V. Considérant, son collègue à l’Assemblée nationale en 1848, la vogue de Proudhon tiendrait pour une part à un réflexe, peut-être à une tactique du parti conservateur : « Proudhon a aujourd’hui le privilège, et tout privilège a son prix, de condenser sur sa tête les plus grandes colères des ennemis du socialisme. Antithèse la plus énergique de la propriété, il est devenu une véritable synthèse de l’animadversion des propriétaires… Le nom de Proudhon est passé à l’état d’argument. » Le socialisme devant le vieux monde, p. 100. Et V. Considérant ajoute, un peu plus loin : « Proudhon entend laisser à chacun sa propriété, il ne veut point du tout de la mise en commun des biens, ni que l’on travaille et que l’on vive ensemble. Toute combinaison de ce genre, communauté ou association, lui fait horreur. Sa pensée est tout ce qu’il y a de plus titrée en individualisme. » D’autre part, les idées économiques de Proudhon furent toujours simplistes, comme il est aisé de s’en rendre compte en suivant par exemple sa polémique avec Bastiat sur le prêt gratuit. C’est à ce point, tout compte fait, qu’il faut ramener le socialisme de Proudhon, si c’en est un que de condamner le prêt à intérêt. En tout cas, ce socialisme est beaucoup plus politique que philosophique ou économique, car reconnaissant volontiers le talent, l’esprit démocratique de Bastiat, il rangeait son adversaire parmi les hommes du » parti de la résistance » :

« Sa théorie du capital et de l’intérêt, dit-il, diamétralement opposée aux tendances les plus authentiques,

aux besoins les plus irrésistibles de la Révolution, nous en fait une loi ». En réalité, Bastiat avait la partie belle : il amena Proudhon à reconnaître que le prêteur rend service à l’emprunteur, que celui-ci doit donc quelque chose à celui-là et il conclut : « c’est un grand pas vers la solution, car c’est ce quelque chose que j’appelle : intérêt. »

Mais Proudhon, contraint d’admettre « la justice commutative de l’intérêt », se retranchait derrière

« l’impossibilité organique, l’immoralité de ce même

intérêt », parce que celui qui prête son capital ne le fait que pour en tirer un bénéfice qui lui permette de vivre sans travailler. Problème réel, d’importance sociale et morale considérable, mais différent. La banque d’échange, destinée dans la pensée de Proudhon à généraliser le prêt gratuit, n’eut aucun succès. Nous avons là une des contradictions dont l’étude donna lieu à l’œuvre la plus sérieuse, sinon la plus célèbre de Proudhon : Le système des contradictions économiques ou philosophie de la misère, que K. Marx, en connaisseur, critiquera vertement dans sa Misère de la philosophie.

Proudhon fut en réalité le fossoyeur du socialisme français : désormais, la pensée socialiste est serve d’un parti et instrument d’un plan politique ; d’autre part le Système des contradictions économiques marque l’invasion de la pensée hégélienne et la prédominance d’une doctrine étrangère. Enfin, la verve caustique, l’ironie, la violence de Proudhon se sont appliquées avec un plein succès à ruiner toutes les sectes socialistes concurrentes.

Indépendamment de leur contenu philosophique ou social, les ouvrages de Proudhon, et ceci encore est presque entièrement nouveau, distillent l’anticléricalisme le plus hautain et le plus agressif. Les pages consacrées à la femme sont dégradantes : servante ou courtisane, pas d’autre alternative ; la femme est un être inférieur, instrument de reproduction, au service des mâles. Dernière contradiction, non la moins étonnante, de la part d’un homme qui eut pour sa mère une vénération touchante et pleine de délicatesse, et qui fut un excellent époux.

L’idéal politique de Proudhon n’a rien de spécialement socialiste, car il prône une sorte de patriarcat ayant pour base la puissance illimitée du père de famille, avec, sous le nom de possession perpétuelle, un dominium absolu, à la mode quiritaire, du fonds et du tréfonds pour l’usage et pour l’abus. Au-dessus de l’autorité paternelle, anarchie, c’est-à-dire suppression de toute autre hiérarchie sociale.

On se demande si le cas de Proudhon ne devrait pas retenir l’attention des psychologues, comme représentant un type de rural déclassé, qui toute sa vie regretta le temps où il gardait les vaches, qui ne s’habitua jamais à la vie mondaine et superficielle des grandes cités et qui déversait dans une activité cérébrale brouillonne et contradictoire le trop plein d’une vigueur physique sans emploi. Peu habile au commerce des hommes, redouté et d’abord difficile, Proudhon n’eut jamais que de rares disciples, de loin plutôt que de près. Il existe un groupe des Amis de Proudhon : ce sont des amis posthumes.