Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 14.2.djvu/409

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
2319
2320
SOCIALISME. CRITIQUE

l’immortalité de l’âme, sur les origines et sur les fins dernières, sur la liberté, sur la moralité et sur l’autorité ; matérialisme, panthéisme, modernisme, voire métempsycose, erreurs sur la Trinité, erreurs sur l’Église et sur le Christ, fausse interprétation de l’Évangile, sans parler d’erreurs proprement morales sur le fait de la justice, du mariage et de la propriété. Tout cela, avec bien d’autres choses encore, a passé par la tête et par la plume des socialistes.

Et ensuite on s’aperçoit qu’il n’est presque aucune thèse socialiste que quelque socialiste n’ait violemment contredite. Ce fait rend la critique à la fois très facile puisqu’elle pourrait se contenter d’opposer les thèses socialistes les unes aux autres et que, sans grand effort d’imagination, on petit demander au socialisme lui-même les objections les plus pénétrantes qui vaillent contre lui, et en même temps très difficile, car l’hydre socialiste se rit de nos attaques successives et sort apparemment indemne de tous les combats où l’on avait cru ruiner ses thèses, qui ne sont jamais que certaines thèses d’un certain socialisme. Nulle nécessité logique ne relie en un corps défini les conclusions du socialisme : on nous sert inlassablement des conclusions socialistes. On croirait qu’il n’y a pas de socialisme, qu’il n’y a que des socialistes, chacun d’eux se construisant une doctrine personnelle, nuançant et mesurant ses conclusions selon son humeur, selon sa philosophie, selon les exigences de la politique et de la propagande, enfin selon les susceptibilités ou la capacité de son auditoire. De même que les saint simoniens attribuèrent généreusement à Saint-Simon tout le mérite de leurs inventions et, selon le joli mot de M. Charléty, « lui firent hommage de toute leur raison et de toute leur folie », de même, semble-t-il, les socialistes d’observances multiples et contradictoires s’accordent tous à imputer au socialisme la paternité de leurs propres conceptions. C’est que l’esprit général du socialisme moderne flatte les idéologies régnantes et le désigne comme le champion de l’humanité, du progrès, de la démocratie, de la science, du dynamisme et de la jeunesse contre les ténèbres et la tyrannie du passé. Aussi n’est il point téméraire, pour expliquer en partie l’abondance et le succès de la littérature socialiste, d’observer avec M. F. Perroux que « la doctrine la plus informe, la plus indigente, la construction théorique la plus anémique, le raisonnement le plus plaisant, se parent de prestiges lorsqu’ils peuvent revêtir l’uniforme socialiste ». Préface à L. von Mises. Le socialisme, trad. fr., 1938, p. 8.

Il est donc assez naturel, à considérer le contenu objectif des doctrines, qu’il y ait autant de socialismes aux thèses disparates et contradictoires qu’il y a de penseurs se réclamant du socialisme ; et il n’est pas davantage surprenant que ces systèmes pullulent inlassablement. C’est d’ailleurs a ce point de vue que l’on se place lorsque l’on classe les systèmes socialistes selon l’importance des transformations qu’ils prétendent imposer à l’ordre social : production absolument commune et répartition autoritaire de tous les biens (communisme au sens moderne), ou socialisation des seuls mais de tous les instruments de production (collectivisme marxiste), ou socialisation de quelques secteurs particulièrement importants de la vie économique (socialisation de certaines productions ou de certaines entreprises ; nationalisation ou étatisation des assurances, du crédit, des chemins de fer, du commerce extérieur ; capitalisme d’État), ou socialisation décentralisée (offices, régies autonomes, socialisme municipal, etc.) ou enfin les formes les plus mitigées du socialisme ou du pseudo-socialisme, le socialisme des guildes, le solidairisme, le coopératisme, la participation obligatoire aux bénéfices avec contrôle ouvrier etc. On en arrive alors a des systèmes qui n’ont rien proprement de socialiste, qui sont même parfois d’inspiration nettement anti-socialiste, mais qui, pour des raisons de propagande, par opportunisme tactique ou par faiblesse doctrinale, inscrivent à leur programme certaines revendications socialistes. Une telle classification n’offre aucun intérêt philosophique et c’est pourquoi nous ne nous y sommes pas arrêté un seul instant au cours de cette étude ; mais elle joue un rôle politique de première importance, qu’il s’agisse de compétitions électorales ou de programmés législatifs.

III. CRITIQUE DU POINT DE VUE DE LA COHÉRENCE INTERNE. — Toute base de discussion se dérobe-t-elle ? Nous ne le pensons pas. Une critique très pertinente du socialisme demeure possible qui consistera à relever les inconséquences logiques de l’argumentation socialiste. Admettons le point de départ, c’est-à-dire l’état d’esprit moderne, le culte de la raison, la prétention scientifique, le primat de l’utile et de l’économie : ne nous attardons pas. d’autre part, aux objections infinies qui pourraient être faites à chacune des conclusions formulées ici ou là par quelque socialiste. Contentons-nous d’examiner le rapport logique qui rattache ces conclusions aux prémisses idéales. Vous prétendez, dirons-nous aux socialistes, gouverner rationnellement la vie sociale, vous mettez votre bonheur dans une production abondante et dans la multiplication des jouissances matérielles au profit du plus grand nombre ? Vous ne vous leurrez pas de billevesées idéalistes, d’axiomes tombés du ciel, d’un droit naturel imaginaire, de notions forgées à priori ? Soit. Mais alors renoncez à certaines manières d’argumenter qui vous sont familières.

Le droit du travailleur sur le produit. — Un des arguments usuels des prédications socialistes, argument particulièrement sensible aux masses ouvrières, consiste à revendiquer le droit du travailleur sur le produit de son travail. Or, cet argument est de la dernière indigence au point de vue rationnel, avec son air de simple évidence. D’une part, en effet, on ne peut sans sophisme en tirer la moindre conclusion favorable à la socialisation des moyens de production ; et d’autre part l’invoquer c’est accepter le « préjugé » de la propriété individuelle.

1. Léon XIII a parfaitement développé le premier point dans l’encyclique Rerum novarum et sa critique porte à merveille contre les déclamations de la propagande socialiste vulgaire. Si l’on admet que le travailleur est légitime propriétaire de l’œuvre qu’il a façonnée ou du salaire qu’il a gagné, de quel droit l’empêcher de transformer cette œuvre ou ce salaire en capital, c’est-à-dire en instrument de production ? Ce serait infailliblement le dépouiller du fruit de son labeur. Or, si toute valeur produite doit être attribuée au travailleur, il faut que toute valeur, tout capital doive son origine au travail et toute propriété devient respectable et sacrée, même celle des instruments de production. En bonne logique, l’argument tendrait à interdire non seulement la socialisation du capital, mais même la moindre atteinte à son Intégrité, C’est du reste en ce sens que les économistes classiques avaient utilisé cet argument avant que les socialistes n’eussent songé à le leur emprunter.

2. Seconde inconséquence : à cette première et élémentaire objection, les socialistes répliquent sans trop de peine que nous sommes présentement sous un régime de propriété privée et que, dans celle hypothèse, le droit reconnaît la libre disposition par chacun de l’outil qu’il s’est fabriqué ou du salaire qu’il a gagné et épargné. Voilà pourquoi, dans l’hypothèse actuelle, ou léserait le droit de l’ouvrier si on l’empêchait de transformer en capital, en instruments de production et d’appliquer à sa guise les biens qu’il s’est acquis légitimement et dont on lui reconnaît la propriété.