lue inipeccabilité peut-elle alors se concilier avec la liberté proprement dite requise pour le mérite ?
Le-thomistes distinguent d’abord la liberté psychologique de la liberté morale qui disparaît à l’égard de ce qui est déclaré illicite. Ils répondent : « Le précepte enlève la liberté morale, en rendant la désobéissance illicite, mais il n’enlève pas la liberté psychologique, autrement le précepte se détruirait lui-même, car il est précisément donné pour que l’acte ordonné soit librement accompli ; on n’ordonne pas des actes nécessaires, on n’ordonne pas au feu de brûler, ni à l’organe du cœur de se mouvoir. »
De plus le précepte de mourir pour nous, donné au Sauveur, ne perdit pas sa nature de précepte du fait cjue le Christ était impeccable, car l’objet de ce précepte était bon sous un aspect, et non-bon (très douloureux ) sous un autre ; dès lors il ne nécessitait pas la liberté impeccable du Christ. Cet objet était en effet tout différent de la bonté divine clare visa, qui attire infailliblement la volonté. Au ciel les bienheureux ne restent pas libres d’aimer Dieu vu face à face, mais ils restent libres par exemple de prier pour tel ou tel d’entre nous, à tel moment de notre vie.
A cette raison s’en ajoute une autre : Si le précepte de mourir pour nous détruisait la liberté du Christ, il faudrait en dire autant des autres préceptes : même de ceux de la loi naturelle, et ainsi le Christ n’aurait eu la liberté d’obéir à aucun précepte et il n’aurait jamais mérité en les accomplissant.
Il semble pourtant que la difficulté reste : si le Christ était libre d’obéir, il pouvait désobéir ou pécher. Or, non seulement il n’a pas péché de fait, mai ? il était absolument impeccable, il ne pouvait pas pécher.
A cela les thomistes répondent en rappelant les principes suivants :
1. La seule liberté d’exercice suffit à sauvegarder l’essence de la liberté. Pour que, en effet, l’homme soit maître de son acte, il suffit qu’il puisse le poser ou ne pas le poser ; il n’est pas requis qu’il puisse choisir entre deux actes contraires (aimer et haïr) ou entre deux moyens disparates.
2. La puissance et la liberté de pécher n’est pas requise à la vraie liberté, mais c’est une forme de la défectibilité de notre libre arbitre, comme la possibilité de l’erreur est une forme de la défectibilité de notre intelligence. Aussi cette liberté de pécher n’existe pas en Dieu qui est souverainement libre, ni dans les bienheureux qui sont confirmés dans le bien ; elle n’existait pas non plus dans le Christ, dont la liberté était dès sa vie terrestre la plus parfaite image de la liberté divine. La vraie liberté n’est donc pas celle de désobéir autant que d’obéir, ce n’est pas celle du mal, mais seulement celle du bien, ou de choisir entre plusieurs biens véritables selon l’ordre de la droite raison ; cf. III a, q. xviii, a. 4, ad 3um.
3. Ne pas obéir peut s’entendre de deux façons : d’une façon privative, alors c’est désobéir, au moins par omission de ce qui est commandé, ou d’une façon négative, alors c’est ne pas obéir, c’est la simple absence de l’acte d’obéissance, comme par exemple chez celui qui dort. Il ne faut pas confondre la privation qui ici est une faute, et la simple négation. Cette distinction peut paraître subtile ; mais elle s’applique véritablement ici. Le Christ ne pouvait pas désobéir, même par omission, comme les bienheureux au ciel. Cependant il pouvait, de façon non pas privative, mais négative, « ne pas obéir ». Pourquoi ? Parce que le fait de mourir pour nous n’avait pas une connexion nécessaire hic et nunc avec la volonté du Christ, ni avec sa béatitude. La mort sur la croix lui apparaissait sans doute comme un bien pour notre salut, mais c’était un bien mêlé de non-bien, de grandes souffrances physiques et morales ; c’était un objet qui ne nécessitait pas
la volonté du Christ, et le précepte divin ne la nécessitait pas davantage, car, nous l’avons vii, s’il enlevait la liberté morale (en rendant l’omission illicite), il n’enlevait pas la liberté psychologique ou le libre arbitre, mais il était au contraire donné, ce précepte, pour que l’acte ordonné fût librement accompli.
Jésus n’aimait nécessairement que Dieu vu face à face et ce qui avait une connexion nécessaire et intrinsèque hic et nunc avec la béatitude suprême ; ainsi l’âme veut nécessairement exister, vivre, connaître, sans quoi elle ne pourrait avoir la béatitude. Mais Jésus choisissait librement les moyens qui n’avaient qu’une connexion accidentelle (en vertu d’un précepte extrinsèque) avec la fin dernière, par exemple la mort sur la croix. Cette mort, sous un aspect salutaire pour nous et sous un autre aspect effrayante, ne l’attirait pas nécessairement. Le précepte, qui s’y ajoutait, ne changeait pas sa nature de mort redoutable et terrible ; il ne détruisait pas la liberté de l’acte qu’il demandait. A l’attrait de l’objet ainsi présenté, la volonté du Christ répondait librement ; mais, comme elle était foncièrement droite, elle répondait toujours comme il le fallait, sans aucune déviation.
Ainsi Jésus a librement obéi, bien qu’il ne pût pas désobéir. On entrevoit de loin ce mystère lorsque par exemple un acte très pénible d’obéissance est demandé à un bon religieux ; il obéit librement, sans même penser qu’il pourrait désobéir ; s’il était confirmé en grâce, cette confirmation en grâce ne détruirait pas la liberté de son acte d’obéissance. C’est ce que saint Thomas a énoncé en ces termes si sobres, III*, q. xviii, a. 4, ad 3um : Voluntas Christi, licet sit delerminata ad bonum, non tamen est delerminala ad hoc vel illud bonum. El ideo perlinet ad Christum eligere per liberum arbitrium confirmatum in bono, sicut ad beatos. Ces quelques lignes de saint Thomas sont plus parfaites dans leur simplicité que les longs commentaires écrits à leur sujet, mais ceux-ci nous montrent ce qui est contenu dans cette simplicité supérieure. La liberté impeccable du Christ apparaît de plus en plus comme la parfaite image de la liberté impeccable de Dieu. Nous avons exposé plus longuement ce problème ailleurs, Le Sauveur et son amour pour nous, 1933, p. 204-218.
6° La passion et la victoire du Christ.
Parmi les
problèmes qui se sont posés à ce sujet, nous en signalerons trois importants : 1. Comment la douloureuse passion se concilic-t-elle avec la joie qui provient de la vision béatifique ? 2. Comment la passion a-t-elle été cause de notre salut. 3. Pourquoi Jésus a-t-il tant souffert, alors que la moindre de ses souffrances, acceptée par amour, suffisait pleinement à nous racheter ?
1. Comment les souffrances physiques et morales de la passion peuvent-elles se concilier avec la joie qui dérive de la vision béatifique ? III », q. xlvi, a. 6, ?, 8. — Selon saint Thomas, la souffrance du Sauveur fut la plus grande de toutes celles qu’on peut endurer dans la vie présente ; en particulier « sa souffrance morale dépassait celle de tous les cœurs contrits, car elle provenait d’une plus grande sagesse (qui lui montrait mieux qu’à personne la gravité infinie de l’offense faite à Dieu et la multiplicité innombrable des péchés et des crimes des hommes) ; elle prt venait aussi d’un immense amour de Dieu et des âmes ; et enfin Jésus souffrait pour les péchés, non pas d’un seul homme, comme le pécheur repentant, mais de tous les hommes réunis » ; et de plus il avait pris sur lui toutes ces fautes pour les expier. Comment avec une douleur physique et morale si intense, Jésus a-t-il pu conserver la joie qui provient de la vision béatifique ?
C’est là de l’aveu général des théologiens un miracle et un mystère, suite de cet autre mystère que Jésus était en même temps viator et comprehensor. Cf. Sal-