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Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 15.2.djvu/1183

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ZWINGLIANISME. DÉPOSITION DU TYRAN


destitué l’impie Manassé (C. R., ii, 343, 22 sq.). Sous-jacente est l’idée que sujets et princes sont solidaires devant la justice divine, qu’une sorte de complicité s’établit entre le peuple et ses gouvernants, dès lors que celui-là accepte passivement ceux-ci, alors même qu’ils se sont rendus coupables et indignes de la faveur divine, et que donc il est juste qu’un même sort les atteigne tous deux (cf. C. iî., iii, 111, 4). Le Nouveau Testament vient renforcer cette idée. Déjà le Moyen Age connaissait l’emploi parabolique de Matth., xviii, 8 (par contamination de I Cor., xu), suggéré par l’analogie du corps social (cf. Sch.-Sch. , vol. v, p. 486 ; vol. vi, 1. 1, p. 563, c. fin.), où l’autorité joue le rôle des yeux. Le Christ apparemment nous enseigne qu’il ne faut pas hésiter à retrancher un membre devenu nocif, eût-il un rôle aussi essentiel que l’organe de la vue, entendez l’Autorité (C. R., ii, 344, 14 ; cf. Sch.-Sch., vol. v, p. 486 : Tanto peiores quanto miserius est omnes perire quam unum). Cette doctrine cadre avec la conception zwinglienne de l’État, selon laquelle le pouvoir vient de la grâce de Dieu et non du peuple, encore qu’il dépende quant à sa légitimité de l’agrément de ce dernier, qui est libre, après l’avoir accordé, de le retirer. Elle s’harmonise aussi avec le système théologique du réformateur, qui fait une si grande place à la justice de Dieu et aux dispositions souveraines de sa Providence. C’est donc moins la souveraineté du peuple qui est ici en question (Zwingli ne la connaît pas) que la souveraineté même de Dieu, de qui relèvent également princes et sujets (Herr und Volk).

Toute autorité vient de Dieu et entraîne de la part de son détenteur une responsabilité immédiate à l’égard de Dieu. Celle-ci est également partagée par le peuple et les échelons intermédiaires, qui favorisent par leur consentement ou leur concours l’accession au pouvoir du monarque ou du magistrat. En cas d’indignité, l’autorité mérite d’être destituée par Dieu lui-même, et Dieu ne manquera pas de le faire et d’intervenir en son temps. Sa conduite à l’égard d’Israël le prouve. Or Dieu ne change pas : les exigences de sa justice sont immuables (C. R., ii, 345, 2 ; iii, 873, 35). Quand donc, cédant à un motif religieux, le peuple se débarrasse d’un tyran, il ne fait que prévenir le jugement divin, disons mieux, il agit comme instrument de la Providence. En sus, il fait en ce qui le concerne soimême œuvre de prudence en même temps que de justice : il sépare sa cause de celle de l’impie et s’épargne à lui-même d’être inclu dans le châtiment final. Dans le cas contraire, la peine qui frappera le chef et ses séides l’atteindra lui-même, et justement, car il est coupable de les avoir trop longtemps tolérés.

3. Modalités d’application.

Encore faut-il néanmoins que la destitution du prévaricateur se fasse sans heurt ni trouble (C. R., ii, 344, 17 ; 345, 19). Ici à nouveau Zwingli parle comme Luther (Cardauns, op. cit., p. 5) et il a les mêmes raisons que lui de conseiller la modération (troubles anabaptistes et paysans). Le droit à la résistance active (que n’admettait pas Luther à cette époque) n’est pas synonyme de droit à la rébellion. Autant qu’au principe même de sa légitimité, Zwingli attache de l’importance au mode selon lequel le changement de gouvernants doit s’accomplir. Aussi s’attarde-t-il à le décrire longuement (C. R., iî, 344, 20 sq.). Retenons que nul particulier ne saurait s’arroger ce droit de déposition, qu’il appartient, dans le cas de la monarchie élective ou du magistrat urbain, à l’électorat : peuple ou collège. Si la mesure ne peut rallier l’unanimité, c’est que manque chez le grand nombre l’amour de la justice ; il leur reste donc à subir leur gouvernement, et si finalement ils sont enveloppés dans la même condamnation divine, ils ne pourront s’en prendre qu’à eux-mêmes.

Dans le cas de la monarchie héréditaire, qui est pour Zwingli un non-sens, l’exercice de ce droit est plus délicat, mais le principe demeure : de gré ou de force, le roi indigne ou incapable doit céder la place à plus « sage que lui.

Dans le Commentaire (1525), Zwingli distingue deux attitudes, selon que l’autorité est simplement oppressive, ou que sa tyrannie se tourne à persécution. Dans la première hypothèse, il convient de la supporter avec patience et esprit de foi, voyant en elle une punition ou une épreuve faut enim deus punit admissa tua, aut patientiam explorât). Dans la seconde, il ne faut pas craindre de refuser au tyran obéissance (d’après Act., v, 29), tout en se remettant à la Providence du soin de nous en affranchir dans l’avenir, ainsi qu’il advint d’Israël et du Pharaon (C. iî., iii, 873, 27 sq.). Sans doute — Zwingli ne le dit pas, mais on peut compléter sa pensée sur ce point — la Providence ne manquera-t-elle pas de susciter à temps le nouveau Moïse, le libérateur. Même doctrine, plus explicite, dans la Christianæ fidei expositio : « Il faut obéir à l’impie qui abuse de son pouvoir jusqu’à ce que Dieu le lui enlève ou suggère les moyens par où ceux qui en ont la charge (quibus ea provincia incumbit) le privent de ses fonctions et le fassent rentrer dans l’ordre » (Sch.-Sch., vol. iv, p. 59).

Zwingli propose cette doctrine dans l’intérêt de l’ordre et de la paix menacés par le tyran, en même temps qu’il se laisse guider par une vue supérieure de justice et le souci de sauvegarder la religion. Rien donc de révolutionnaire dans ce droit, ou plutôt dans ce devoir, et ce que l’affirmation de principe pourrait avoir de hardi est encore émoussé par les clauses qui en règlent l’application. Remarquons aussi que Zwingli, malgré les termes généraux dont il se sert, vise une situation très concrète, celle-là même créée par l’opposition des grands à laquelle se heurte la diffusion de l’évangélisme : c’est dire que pour lui le droit de déposition ne joue que pour des motifs proprement religieux. Sans doute il connaît les pays où une pauvre plèbe gémit sous le joug que lui imposent des gouvernants ambitieux, rapaces et débauchés (cf. Sch.-Sch. , vol. v, p. 486). Mais il semble que les intérêts en jeu (il s’agit du « bien temporel » ; cf. C. R., ii, 520, 13) ne soient pas assez puissants pour motiver la déposition. La patience et l’abandon à la Providence sont donc ici le seul refuge. Dans le Von gottlicher und menschlicher Gerechtigkeit, Zwingli menace des foudres divines les souverains qui s’acquittent mal de leurs fonctions et abusent de leurs sujets : Dieu « saura bien envoyer un vengeur de son peuple, il le fera venir des terres lointaines » (C. R., ii, 510, 15). Néanmoins on sortirait de la perspective de Zwingli, si l’on cherchait à étendre le droit de déposition aux cas de violation de la justice générale.

Origine et évolution de la doctrine.

1. Interprétations

modernes. — D’après A. Farner (op. cit., p. 62), Zwingli serait partagé entre deux conceptions ou attitudes opposées : l’une, chrétienne, c’est l’obéissance ou la résistance passive de celui qui s’en remet à Dieu du jugement, renonçant à l’exécuter lui-même ; l’autre, germanique et plus proche du droit séculier : ici s’affirme un droit réel de déposition en vertu du principe que les relations entre peuple et gouvernants sont réglées par la règle supérieure du droit. « L’autorité ne peut subsister que dans le droit et par le droit. » C’est en faisant valoir des principes de ce genre que les juristes allemands amenèrent Luther, à partir de 1530, à se tourner résolument contre l’Empereur (cf. Cardauns, op. cit., p. 8).

P. Meyer écrit de même : « Cette question n’engage pas la souveraineté populaire (que Zwingli ignorait), mais l’obligation où selon le droit germanique moyen-