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Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 15.2.djvu/20

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TRINITE. PHILON LE JUIF

immanence ne saurait faire l’ombre d’un doute. Si le Logos de Philon n’est autre que celui des stoïciens, d’où lui viendrait sa transcendance ? Il est vrai que nous n’avons pas le droit de pousser trop loin le parallélisme, car ce serait oublier que Philon est Juif et qu’il a donc un Dieu personnel, d’une personnalité tellement relevée et tellement lointaine que c’est précisément pour lui permettre d’entrer en relations avec le monde qu’il a dû faire appel au Logos.

Nous voici donc au rouet ; d’autant plus que nous ne pouvons pas faire abstraction de quelques passages, rares assurément, mais capitaux, où le Logos est qualifié du titre de Dieu. Dans le De somniis, Philon semble encore reculer ; il déclare qu’on ne peut nommer le Logos Dieu que par catachrèse et qu’il faut soigneusement distinguer entre le Dieu unique, désigné avec l’article et le Logos, appelé Dieu sans article : « Il ne faut pas passer rapidement sur cette parole : « je suis

« le Dieu que tu as vu dans le lieu de Dieu » ; mais rechercher

avec soin si en effet il y a deux dieux… Que faut-il dire ? il n’y a qu’un Dieu véritable, mais il y en a plusieurs appelés ainsi par catachrèse. Aussi le texte sacré, en cet endroit, désigne par l’article le Dieu véritable. .. mais sans article celui qui est appelé ainsi par catachrèse… Il appelle Dieu son Logos très vénérable, ne se laissant pas arrêter par des scrupules d’expression, mais n’ayant en vue qu’une fin : dire des choses. » De somniis, i, 228-230, t. i, p. 655.

Ailleurs, Philon se demande comment Dieu peut jurer par lui-même ; et après une longue discussion il conclut qu’on ne peut pas jurer par Dieu parce qu’on ne peut rien déterminer de sa nature : c’est assez de pouvoir jurer par son nom, c’est-à-dire par son interprète le Logos : c’est là le Dieu de nous autres imparfaits ; le premier Dieu est le Dieu des sages et des parfaits. Leg. allegor., iii, 207-208. t. I, p. 128. Qu’est-ce à dire, sinon que Dieu est inconnaissable et que, pour l’atteindre, il est nécessaire de passer par le Logos qualifié de Dieu pour la circonstance ? Ce titre ne doit pas nous arrêter : il n’y a qu’un seul Dieu, et on le sait bien ; mais comme seuls les parfaits sont capables de s’élever jusqu’à lui par l’intuition mystique, le Logos permet du moins aux autres de ne pas rester totalement privés de sa connaissance.

Un troisième texte, cité par Eusèbe, Prœpar. evang., vu, 13, est peut-être plus important : « Pourquoi Dieu dit-il qu’il a fait l’homme à l’image de Dieu, comme s’il parlait d’un autre Dieu et non pas à son image ? C’est un oracle admirable de sagesse. Rien de mortel ne saurait être assimilé à l’Être suprême, au Père de l’univers, mais seulement au second « lieu qui est son Logos. Cari’fallait que l’empreinte raisonnable qui est dans l’homme fût gravée par le Logos divin ; car le Dieu qui est antérieur au Logos dépasse toute nature raisonnable ; et il était impossible que rien de produit fût assimilé à celui qui est au-dessus du Logos et qui a une essence excellente et singulière. » P. G., t. xxi, col. 545. On remarquera l’expression : second Dieu, employé à propos du Logos ; nous la retrouverons plus tard dans saint Justin, avec un sens précis. Philon ne l’emploie que pour éviter d’attribuer la divinité au Logos sans aucune réserve ni restriction. Puisque le texte sacré explique que l’homme a été fait à l’image de Dieu et non pas qu’il est l’image de Dieu, il y a à cela des raisons ; c’est qu’en effet l’image de Dieu est le Logos, cause exemplaire de toutes choses et modèle de l’homme. Le Logos n’est pas, ne peut pas être identique à Dieu ; et cependant il ne peut pas en être absolument distinct puisqu’il permet à la créature de rencontrer Dieu.

De quelque côté que nous nous tournions, c’est toujours la même difficulté et c’est, toujours aussi la même confusion. Nous pourrions citer beaucoup plus de textes que nous ne l’avons fait : nous n’aboutirions pas à des résultats plus clairs ou mieux établis. Ceux des historiens qui refusent la personnalité au Verbe dont parle Philon reconnaissent que certains passages semblent s’opposer à leur conclusion ; ceux qui au contraire optent finalement en faveur de la personnalité n’ignorent pas qu’on peut leur opposer de fort bons arguments.

Nous ne sommes pas absolument obligés de prendre parti, car, en toute hypothèse, le Logos de Philon n’a rien à voir avec la Trinité chrétienne. On a fait remarquer, ce qui est en effet décisif, que Philon n’a pas la moindre idée de l’incarnation du Logos : si, d’après lui. le Logos agit dans les âmes pieuses, c’est par une motion intérieure ; et les grands inspirés, les prophètes d’Israël eux-mêmes, s’i’s sont conduits par le Logos ne lui sont pas indissolublement unis ; à plus forte raison ne lui sont-ils pas joints, de manière à ne faire avec lui qu’une seule réalité. Lorsque saint Jean déclarera que le Verbe s’est fait chair, il exprimera, dans ces simples mots, une idée totalement étrangère au philonisme, en même temps qu’il affirmera d’une manière indiscutable la personnalité du Logos qui, étant de toute éternité en Dieu, devient comme l’un d’entre nous et daigne habiter parmi nous.

D’autre part, si le Logos est une pièce essentielle de la philosophie de Philon, s’il est en quelque sorte exigé par lui, c’est parce qu’au point de départ de ce système figure un Dieu absolument transcendant et incommunicable. Il est cependant nécessaire que Dieu intervienne dans les affaires du monde, tout au moins pour le créer et pour le conserver. Le Dieu chrétien est lui aussi transcendant et il est infiniment au-dessus de toutes les choses qu’il a créées ; mais cela ne l’empêche pas de montrer sa bonté aux hommes, de les aimer, de veiller sur le plus petit d’entre eux. Saint Jean insiste assurément sur la part que prend le Verbe à la création ; il n’en reste pas moins que le Créateur du ciel et de la terre est Dieu, le Père tout puissant.

Enfin, le Verbe dont parle saint Jean est, de toute évidence, une personne. Indissolublement uni au Père, il agit, il pense, il veut ; il est un centre d’attribution. Il reste fort douteux qu’on puisse dire la même chose du Logos philonien, qui doit trop à la philosophie stoïcienne pour être véritablement distinct et de Dieu et du monde. Philon, et c’est l’intérêt de son système, a reconnu que, pour imposer à la pensée grecque l’idée d’un Dieu transcendant, tout en maintenant l’idée révélée par la Bible d’une action de Dieu dans le monde et spécialement dans les âmes des justes, il était indispensable de faire appel à un intermédiaire qui ne fût ni produit, ni improduit, ni créé, ni incréé, mais qui gardât en lui des traits du divin et des marques de l’imperfection. Cette solution contradictoire ne pouvait plaire à personne. « Pour les Juifs, c’était enlever quelque chose de l’honneur dû à Dieu, cause universelle, qu’il importait de ne rattacher au monde par aucun être qui pût lui être comparé. Les philosophes ne reconnaissaient pas leur droite raison dans cette conception presque mythologique qui n’avait pas l’avantage d’une longue possession des âmes. » Le système de Philon n’éveilla pas d’écho autour de lui, quelle que dût être la vogue de la méthode allégorique qui lui avait servi à l’étayer.

On comprend que ce soit sans regret que nous abandonnions le philosophe alexandrin. Les immenses efforts de Philon pour attirer les Grecs au judaïsme se soldent en définitive par un échec : personne ne se convertit à son appel, car le Dieu qu’il prêchait était trop loin du monde et le Logos était impuissant à combler l’abîme ainsi ouvert. Lorsque Jésus commencera à enseigner en Galilée la venue du royaume de Dieu et la bonté du Père céleste, ce n’est pas à Philon