Aller au contenu

Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 15.2.djvu/230

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
1989
1990
TYRANNICIDE. APERÇU HISTORIQUE, L’ANTIQUITÉ

2. Chez les Romains, le tyrannicide fut franchement loué et honoré par quelques écrivains. Le despotisme des Tarquins avait suscité une telle horreur pour le pouvoir royal, que le nom même de roi était devenu suspect au peuple. Brutus (l’Ancien) avait, racontait-on, instaure le régime démocratique ; il n’hésita pas à le sanctionner par le meurtre de ses deux fils, coupables d’avoir conspiré en faveur du régime déchu. On en conclut aisément qu’il était permis d’user de violence pour résister aux tyrans ; et ce droit trouva sa première expression dans la loi Valérienne, qui vouait à la haine et à la vindicte publique quiconque tentait de s’emparer indûment du pouvoir.

Il faut néanmoins attendre Cicéron pour trouver une plume qui osât accorder des éloges aux tyrannicides. Brutus et Cassius, meurtriers de César, sont appelés par lui du nom grec de tyrannoctonoi (tueurs de tyrans) ; il leur confère le titre de héros et compte les ides de Mars parmi les grands jours de Rome : Omnia licet concurrant, idus Martiæ consolantur. Nostri autem ἥρωες quod per ipsos confici potuit, gloriosissime et magnificentissime confecerunt. Ad Atticum, xiv, 6. Dans son De officiis, Cicéron exprime clairement son sentiment et celui du peuple romain en la matière : …Num igitur se adstrinxit scelere, si quis tyrannum occidit, quamvis familiarem ? Populo quidem Romano non videtur, qui ex omnibus præclare jadis illud pulcherrimum existimat. Vicit ergo utilitas honestatem ? imo vero honestatem utilitas est consecuta… De off., l. III, iv.

Sénèque se contente de dire qu’entre le roi et le tyran il y a cette différence que le tyran est cruel par plaisir ; le roi au contraire ne sévit que pour une cause et par nécessité ; et il conclut : Tyrannus a rege distat factis, non nomine. De clementia ad Neronem, l. I, c. xii. — Quintilien n’hésite pas à dire qu’un honnête homme peut accepter la charge de défenseur d’un tyrannicide, car le courage et la religion ne sont pas étrangers à l’acte de ce dernier. De institutione oratorio, l. XII, § 1 et 36. — On peut lire dans Suétone, De claris rhetoribus, c. vi, un éloge de Brutus par le rhéteur Albutius, dont la péroraison fut applaudie par l’assistance. Et on n’est pas peu surpris de constater que, dans les écoles, rhéteurs et disciples dissertent ouvertement des tyrans et du tyrannicide, sans égard au temps où ils vivent. Quintilien traitait ces questions sous les règnes de Néron et de Domitien.

Chez les Juifs et les premiers chrétiens. — La loi de Moïse avait interdit le meurtre aux anciens Hébreux. Jusqu’à l’époque des Juges, la Bible ne nous donne guère de récits de meurtre d’un chef ou patriarche. Au moment de l’entrée dans la Terre promise, le geste d’Aod qui tua Églon, roi de Moab, oppresseur d’Israël, valut au meurtrier le titre de juge du peuple. Jud., iii, 15. Saint Thomas a refusé de voir dans cet acte un tyrannicide, De reg. principum, 1, I, c. vi. Cf. Sylvius, In IIam-IIæ, q. xliv, a. 3, concl. 1.

Au temps des rois, le tyrannicide ne fut pas chose rare chez les Juifs ; il devint même comme un instrument de règne ; dos dynasties s’éteignirent dans le sang : Joram, Ochozias, Jézabel, Athalie, Amasias… Sans doute, ces monarques avaient été rejetés de Dieu, « par qui règnent les rois », et le jugement avait été proclamé par la voix des prophètes, puis par celle du peuple. Cependant ces meurtres ne sont ni loués ni blâmés par le texte sacré ; tout au plus souligne-t-on la joie du peuple et la paix qui en résulta pour la nation, IV Reg., xi, 20. Il est vrai que David fit mourir sur le champ le messager amalécite qui avait osé achever Saül blessé a mort, II Reg., i, 13, et qu’il traita de même les deux meurtriers qui venaient lui annoncer la mort d’Isboseth, fils de Saül. Ibid., iv, 1-12. Mais par ces gestes, le nouveau roi entendait sans doute inculquer à son peuple un respect inviolable pour sa personne, autant que lui signifier qu’il n’appartenait pas à un particulier d’attenter à la vie du souverain.

Quoi qu’il en soit, l’Évangile infusa à ses adeptes un esprit différent. Le Christ n’avait été ni un agitateur, ni un révolutionnaire, ni un ambitieux possédé du désir de régner. Cf. Joa., xviii, 36 sq. ; Matth., xx, 25 ; xxii, 21. Le premier, il a séparé la domination terrestre du pouvoir spirituel et il n’a pas voulu que l’un dominât l’autre. Aussi, dans la perspective de la doctrine évangélique, le tyrannicide devient chose « impensable ». Saint Paul est l’interprète fidèle du Maître, lorsqu’il écrit : « Celui qui se révolte contre l’autorité se révolte contre l’ordre établi par Dieu, et les rebelles s’attirent une condamnation. » Rom., xiii, 2. L’apôtre ne met aucune limite ni distinction ; Saint Pierre sera net : Si l’autorité vient à poursuivre la violation des droits de Dieu, « mieux vaut obéir à Dieu qu’aux hommes », Act., v, 29. Mais cela ne l’empêche pas de prêcher l’obéissance aux maîtres humains, etiam dyscolis, I Petr., ii, 13, 18. Or, c’était Néron qui se trouvait pour lors à la tête de l’empire.

Les premiers écrivains ecclésiastiques font un écho Adèle à cet enseignement. Parlant aux païens des philosophes rebelles à l’égard des autorités civiles, Tertullien s’exprime ainsi : « La plupart aboient contre les princes, avec votre approbation, et ils sont plus facilement récompensés avec des statues ou de l’argent, que condamnés aux bêtes. Mais c’est juste : ils portent le nom de philosophes, non celui de chrétiens. » Apologet., c. xlvi, P. L., t. i, col. 502. Et dans un autre passage : « D’où viennent les Cassius, les Niger, les Albinus ? D’où viennent ceux qui assiègent César entre deux victoires ? D’où viennent ceux qui se font un jeu de le prendre à la gorge ; d’où viennent ceux qui, armés, envahissent le palais avec une audace supérieure à celle de tous les Sigerius ou des Parthenius ? C’étaient des Romains, si je ne me trompe, c’est-à-dire des gens qui ne sont pas chrétiens. » Ibid., c. xxxv, t. i, col. 457.

Au Moyen Age. — Après l’arrivée des Barbares, l’Église ne manqua pas de prendre la défense des faibles et de protéger les opprimés. En face des abus de pouvoir des princes, comme en présence des révoltes des sujets, elle proclama librement ce qui était bien ou mal, permis ou défendu, au nom du droit naturel dont elle avait la garde, et eu égard au droit humain en vigueur à l’époque. Rien cependant qui ressemblât, chez elle, ainsi qu’on l’a prétendu, à une « tyrannie théocratique », succédant à la tyrannie impériale ou féodale. Douarche, De tyrannicidio, thèse, Paris, 1888, p. 13. Cf. P. Janet, Hist. de la science politique dans ses rapports avec la morale, t. i, p. 344.

Sous quelles influences le courant doctrinal concernant le respect dû aux princes et gouvernements légitimes, subit-il alors certaines déviations ? La cruauté et l’indignité de certains monarques, les compétitions sanglantes qui se déroulaient autour des trônes et sans doute aussi un certain affaiblissement du sens chrétien contribuèrent, dans une mesure variable, à affaiblir, dans la théorie et dans les faits, les sentiments de soumission et de respect à l’égard du pouvoir, jusque-là traditionnels chez les peuples chrétiens.

1. Jean de Salisbury. — Au xiie siècle, Jean de Salisbury (1110-1180), ami de saint Thomas de Cantorbéry et son compagnon de lutte contre Henri II d’Angleterre, effrayé sans doute des abus de pouvoir de son temps, s’élève contre le despotisme des princes ; comme remède à la tyrannie il suggère une plus grande soumission aux ordres du pape. C’est ainsi