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BÉRENGER DE TOURS


sens, affirmo-t-il, perçoivent à la fois l’accident et la substance, l’un et l’autre inséparables et ne se différenciant que par une distinction logique. L’œil, en apercevant la couleur, saisit le coloré ; ce qui est présent est visible. Il n’existe que ce que l’on voit et touche, et l’on ne touche et voit que la substance connaturelle à l’accident. « Appliqué à la théologie, dit M. Clerval, Les écoles de Chartres au moyen âge, p. 120, ce principe aboutit fatalement à la négation de la transsubstantiation… Appliqué à la philosophie et à la nature des choses, ce même principe aboutit logiquement au nominalisme. Toute réalité, selon lui, est individuelle, aucune n’est universelle ; car le sens, juge suprême de toute existence, ne perçoit que le particulier. L’universel donc, objet de l’idée, n’existe pas, n’a pas de réalité : ce n’est qu’un concept, ou, si l’on veut, un nom : ce qui est la formule même du nominalisme. » Cf. Cousin, Fragments philosophiques. Philosophie du moyen âge, 5e édit., Paris, 1865, p. 120. Quoi qu’il en soit de l’origine chartraine du nominalisme admise par M. Clerval, p. 120-121-, Ch. de Rémusat a défini exactement la doctrine de Bérenger sur l’eucharistie : « un nominalisme spécial ou restreint à une seule question. » Abélard, Paris, 1845, 1. 1, p. 358. Cf. Rousselot, Études sur laphilosophie dans le moyen âge, Paris, 1840, t. i, p. 118 ; Morin. Dictionnaire de philosophie et de théologie scolasticjues, Paris, 1856, t. i, col. 557 ; Hauréau, Histoire de la philosophie scolaslicjue, t. I, p. 233.

La philosophie de Bérenger n’ébranle pas seulement la transsubstantiation, mais encore la présence réelle, du moins si l’on en tire les conclusions. Comme le remarque Bach, Die Dogmengescltichte des Mittelalters, Vienne, 1874, t. i, p. 368-309, « l’incorruptibilité et l’unicité du corps céleste du Christ sont les prémisses incontestables sur lesquelles Bérenger bâtit ses raisonnements. » Pour lui, toute substance corporelle est essentiellement soinnise aux lois de l’espace ; le corps céleste du Christ ne fait pas exception. Il est donc impossible qu’il soit ailleurs qu’au ciel. De plus, si le corps historique et maintenant céleste du Christ est dans l’hostie, il n’y est que partiellement (c’est l’opinion que Bérenger prête gratuitement à ses adversaires ; voir son De sacra cœna, p. 200, et sa lettre à Adelman, col. 111), car il y est localisé ; mais le Christ est indivisible. Et, s’il est tout entier dans une hostie, il ne saurait être présent sur un million d’autres autels et au ciel. Nous verrons tout à l’heure l’application que Bérenger a faite de ces principes.

Las autorités de Bérenger.

Bérenger aie dédain

de l’argument du nombre. Au temps des rebaptisants, durant les controverses ariennes, dit-il, la majorité était dans l’erreur. Que sert de lui opposer la multitude des autorités qui lui sont contraires ? Ses partisans sont plus nombreux, prétend-il, que ceux qui entendent sans anthropomorphisme le mot de l’Écriture : « L’homme est fait à l’image de Dieu. »

Toutefois, si les autorités qu’on lui oppose ne l’émeuvent pas, Bérenger se sert de l’argument d’autorité. Un passage du De sacra cœna, p. 41, cf. la lettre à Lanfranc, P. L., t. cl, col. 63, nous indique son point de vue : « Quant à Jean Scot, je t’ai moi-même entendu raconter à quelques personnes pourquoi son écrit avait été lacéré (au synode de Verceil) ; tu disais qu’on avait agi ; iinsi parce qu’il avait déclaré que le sacrement de l’autel est la figure, le signe, le gage du corps et du sang du Seigneur. Si, ainsi que tu l’as raconté lui-même à Brionne, c’est là le motif qui a fait condamner Jean Scot par le pape Léon, il aurait dû, en même temps, condamner saint Augustin, saint Ambroise et saint Jérôme, qui parlent de la même manière et professent cette croyance. » Dans le colloque de Chartres, pour se débarrasser d’une ; objection tirée d’un texte de ban Scot, il déclara qu’il ii a.wt pas lu le livre de Scot jusqu’au bout, et que, s’il

y avait quelque expression moins correcte, il s’empressait de la désavouer. Cf. la lettre de Bérenger à Ascelin et celle d’Ascelin à Bérenger, P. L., t. cl, col. 66, 67. Sauf en cette circonstance, il s’appuya toujours énergiquement sur Jean Scot, et, parmi les Pères, sur Jérôme, Ambroise et Augustin.

Or, il est incontestable que ces Pères, et d’autres encore, appellent parfois l’eucharistie « la figure, le signe, le gage du corps de Jésus-Christ » , et que ce langage est susceptible d’une interprétation orthodoxe. On peut distinguer, dans l’eucharistie, le corps du Christ et les espèces sacramentelles ; le corps du Christ est réellement présent ; quant aux espèces, elles sont la figure, le signe du corps présent sous elles, mais invisible, et cette manière de s’exprimer apparaît d’autant plus légitime que c’est « un privilège réservé au siècle futur de posséder Jésus-Christ en sa vérité manifeste, sans qu’il » soit « couvert d’aucune figure » . Bossuet, Histoire des variations des Eglises protestantes, 1. IV, n. 32, dans Œuvres complètes, édit. Lâchât, Paris, 1863, t. xiv, p. 168. Cf. Lanfranc, Liber de corpore et sanguine Domini, c. xii-xiv, xx, P. L., t. CL, col. 422-425, 436438 ; Guitmond, 1. II, P. L., t. cxlix, col. 1454-1468 ; Alger, De sacramentis corporis et sanguinis dominici, 1. I, c. xvii, P. L., t. clxxx, col. 791, et, parmi les modernes, Suarez, In lll am, disp. XLVI, sect. iv, édit. Vives, Paris, 1861, t. xxi, p. 21-29 ; Franzelin, Tractatus de ss. eucharistie sacramento et sacrificio, th. x, p. 139-146. De ce que Bérenger emploie et défend ces formules : « L’eucharistie est la figure, le signe, le gage du corps du Christ, » il ne faut donc pas se hâter de conclure qu’il rejette la présence réelle. Cf. t. I, col. 2422, 2423.

Sur la doctrine eucharistique de Jean Scot Érigènc l’entente n’existe pas entre les savants. Ravaisson a publié, dans le Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques des départements, Paris, 1849, t. i, p. 503-568, un fragment inédit des commentaires de Scot sur saint Jean, où il a cru voir, ibid., p. 48-49, la preuve que la présence réelle était niée par Jean Scot ; l’éditeur de Jean Scot, H. J. Floss, a démontré, P. L., t. CXXII, p. xxii, que les passages allégués par Ravaisson sont conciliables avec le dogme catholique. Plus importante est la question suivante : Jean Scot a-t-il composé un traité sur l’eucharistie, celui-là même dont Bérenger faisait les opinions siennes et qui fut condamné avec Bérenger par plusieurs conciles, et si ce traité fut écrit par Jean Scot, le possédons-nous ? Dans une lettre insérée par d’Achéry en tête du t. n de son Spicilège, Pierre de Marca soutint que Jean Scot écrivit ce livre, et que ce livre n’est autre que le De corpore et sanguine Domini publié sous le nom de Batramne de Corbie, P. L., t. cxxi, col. 125-170. Mabillon n’accepta point cette hypothèse, étant d’avis que Jean Scot et Ratramne publièrent deux ouvrages distincts. Acla sanct. ordinis S. Benedicti, sa’c. iv, part. II, Paris, 1680, p. xliv-xlviii. Cf. Jacques Boileau, dans P. L., t. cxxi, col. 108-110, 171-179. l.a manière de voir de Pierre de Marca fut adoptée, entre autres, par le génovéfain Paris, dans La perpétuité de la foy de l’Église catholique touchant l’eucharistie, 2e édit., Paris, 1723, t. i, append., p. 8-18, et par Cossart, dans Labbe et Cossart, Sacrosancta concilia, Paris, 1771, t. ix, col. 1053. Si elle ne s’est pas imposée universellement dans la suite, cf., par exemple, Bach, Die Dogmengescltichte des Mittelalters, t. I, p. 192-19 :  !, elle semble pourtant avoir prévalu, sauf qu’on regarde Ratramne comme l’auteur du livre et qu’on pense que Bérenger le premier l’attribua faussement à Jean Seul : voir, par exemple, 11. J. Floss, dans /’. /-.. i. cxxii, p. xxxxii ; Gore, op. cit., p. 240, noie 2 ; EJarnack, Lehrbuch der DogmengeschicHte, 3’édit., Fribourg-en-Brisgau, IS (.>7, i. iii, p. 348, note 2 ; W. Môller, Lehrbuch der Kircherigeschichtë, Fribourg-en-Brisgau, 1891, t. ii, p. 361,