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DÉMOCRATIE

se composait d’une ville, soit militarisée comme à Sparte, soit plus généralement enrichie par le commerce de terre et de mer. Les bourgeois possédaient en outre des propriétés dans la banlieue, cultivées en régie par les types de serfs énumérés plus haut. Par la richesse, l’habileté dans les affaires, la culture de l’esprit, la pratique des sports et de l’équitation, le prestige des assemblées délibérantes, la bourgeoisie en corps dominait les paysans de la banlieue, comme les artisans de la ville. Gabriel d’Azambuja, La Grèce ancienne, Paris, 1906 ; Le Play, La réforme sociale, c. lxii, § 13. De cette situation de fait, Aristote extraira sa théorie du citoyen, qui sera vraiment l’idéal grec : un bourgeois assez honnête et assez lettré pour faire tour à tour acte de gouvernant et de gouverné, de juge et de justiciable ; assez riche, pour ne dépendre de personne et posséder tous les loisirs que réclament les assemblées de l’ἀγορά et de la βουλή. « Dans une cité bien constituée, les citoyens ne doivent point avoir à s’occuper des premières nécessités de la vie : c’est un point que tout le monde accorde ; le mode seul d’exécution offre des difficultés. » Aristote, Politique, l. III, c. iii, § 1, 3. De par cette exclusion, si rigoureuse en principe, une démocratie grecque se ramenait dans la réalité à une bourgeoisie privilégiée. Etant données la facilité de vivre sur les rivages de l’Archipel et sous le ciel méditerranéen, la frugalité d’une race contente avec quelques sardines, quelques olives, quelques ligues, sans grands besoins de chauffage ni de vêtements, beaucoup de citoyens peu fortunés vivaient à l’aise. Alors, au lieu de l’oligarchie des riches ou de l’aristocratie des anciennes familles, une quasi-démocratie se constituait, par l’accession au pouvoir de la masse plus humble. Mais, en regard des cent mille esclaves ou métèques de l’Attique, les six mille citoyens de la démocratie athénienne restaient, dans le fait, une simple oligarchie.

C’est dans un sens tout différent que, de nos jours, on entend la démocratie. Tandis que la pratique du commerce, la richesse, la civilisation urbaine inspiraient naturellement aux Grecs le mépris du travail manuel, de l’artisan et du paysan, l’Évangile et l’Eglise en ont prêché et inculqué le respect, au nom de la fraternité humaine en Dieu et de la loi morale du travail. Les races du Nord et du Centre de l’Europe étaient d’ailleurs mieux prêtes que les races méditerranéennes, à entendre cet enseignement : l’amollissante douceur de vivre énerve souvent ces dernières, par les caresses du soleil et les dons spontanés du sol ; mais, au contraire, les climats froids et tempérés, les terrains pauvres, la productivité plus incertaine de l’Europe centrale ou septentrionale enseignent rigoureusement la nécessité el le prix du travail. Surélevées par le christianisme, ces influences du lieu et du métier ont déshabitué l’Européen moderne de regarder l’ouvrier comme moins homme, d’abord, et ensuite moins citoyen que le bourgeois ou le noble. C’est du peuple en totalité, que l’on parle depuis longtemps en France, quand on dit le peuple, au point de vue politique. Au Etats-Généraux de 1483-1484, Philippe Pot, représentant de la noblesse de Bourgogne, disait : « Un état ou un gouvernement quelconque est la chose publique, et la chose publique est la chose du peuple ; quand je dis le peuple, j’entends parler de la collection ou de la totalité des citoyens, et dans cette totalité, sont compris les princes du eux-mêmes comme chefs de la noblesse. » Recueil des anciennes lois françaises, t. xi, cité par le R. P. Maumus, L’Eglise et la France moderne, p. 201.

Tel est, logiquement, le sens entendu, lorsque, de nos jours, on définit la démocratie par l’accession du peuple au pouvoir : ainsi le pensent les philosophes qui définissent les termes. D’après M. Goblot, Vocabulaire philosophique, Paris, 1901, démocratie veut dire : « État social où le pouvoir politique est exercé par le corps social tout entier, sans distinction de caste ni de classe. » Les politiques en tombent d’accord. M. Charles Benoist disait à la Chambre des députés, le 6 mars 1908 : « La démocratie, c’est le gouvernement du peuple par le peuple et non pas le gouvernement d’une partie du peuple par une autre. » Cf. Fonsegrive, La crise sociale, p. 438, 440.

Tel est le sens actuel du mot démocratie ; mais l’idée qu’il éveille chez nous correspond-elle aussi bien à quelque chose de réel ? Des théologiens et des philosophes, comme le cardinal Zigliara, Summa philosophica, t. iii, De auctoritate sociali, § 7 ; des politiques, comme M. de Lamarzelle, relèvent une « flagrante contradiction » entre les nécessités réelles du gouvernement et la notion de peuple gouvernant : le commandement et l’obéissance, l’action subie et l’action exercée ne peuvent se trouver dans le même sujet. Il faut qu’à la masse dirigée, une organisation des dirigeants se superpose, sous peine d’anarchie. De Lamarzelle, Démocratie politique, démocratie sociale, démocratie chrétienne, Paris, s. d., p. 2, 3. Visiblement impressionné par des vues du même ordre, M. G. Clemenceau regarde le peuple comme une « masse flottante », qui ne se mène pas, mais qu’on mène : « En réalité, ce qu’on entend par démocratie dans le langage courant, c’est l’accroissement fatal, profitable, mais incohérent des minorités gouvernantes. » Le Grand Pan, p. 316, 317.

Il y a une part de vérité dans ces considérations, mais aussi une part d’erreur. Elles sont trop générales, trop absolues, pour s’appliquer exactement à tous les modes possibles de gouvernement direct ou indirect par le peuple ; aussi, nous ne signalons ici de telles appréciations que pour rappeler le danger particulier des généralités oratoires ou dialectiques, dans une matière aussi complexe et aussi variable que la vie sociale. L’observation des types concrets de gouvernement qualifiés démocratie nous dira seule dans quelle mesure la multitude arrive ou non à se gouverner elle-même. La connaissance réelle et scientifique de la démocratie est à ce prix.

1° cas : le gouvernement direct par le peuple en assemblée générale.

Ce type se réalise tout près de nous, depuis bien des siècles, dans un certain nombre de cantons suisses. « D’après la constitution d’Appenzel (Rhodes intérieures), qui se retrouve, à peu de chose près, dans les cantons de Rhodes extérieures. de Glaris, d’Uri, des deux l’Uterwalden, le pouvoir souverain — sous réserve des droits de l’assemblée fédérale — est exercé par les citoyens du canton réunis en assemblée générale : Landsgemeinde. Un Grand Conseil, élu par la Landsgemeinde, est chargé de préparer les lois. Le pouvoir exécutif est confié à un Conseil d’État, nommé par l’assemblée ; le Landamman, qui fait partie de ce Conseil, est le chef du pouvoir exécutif. La puissance souveraine repose donc essentiellement dans le peuple. Il se donne sa constitution, vote ses lois, nomme ses autorités, ses fonctionnaire et ses juges. » Il approuve ou censure les comptes de l’administration financière. Robert Pinot, La démocratie actuelle en Suisse, dans La science sociale, Paris, 1891, t. ii, p, 184, 186. Voici donc le gouvernement du peuple par lui-même : 1° dans le vote des lois que lui préparent des mandataires particuliers ; 2° dans le contrôle financier de ceux-ci ; 3° dans leur nomination. Ces actes de souveraineté s’accomplissent collectivement, à la majorité des voix, à intervalles périodiques. Dans le train quotidien de la vie, chacun retourne à ses affaires ; il redevient simple citoyen, pour obéir aux magistrats, payer les taxes, observer les lois. Nous ne trouvons là