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Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 5.djvu/317

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ESPERANCE

II. Analyse de l’espérance d’après le langage et le sens commun, telle que l’a donnée saint Thomas.

L’Écriture, et à sa suite la tradition, employant le langage usuel pour se faire comprendre, a dû entendre comme tout le monde les mots « espérer, espérance », sauf quelques différences qui pourront résulter de la suréminence de l’espérance chrétienne, et qui viendront perfectionner, sans la détruire, la notion générale à établir d’abord. Or, si vous passez en revue les circonstances diverses où le langage humain parle d’espérance, cette induction vous montrera que l’objet ou événement « espéré » réunit toujours quatre conditions, comme l’a si bien remarqué saint Thomas. Il est, ou, du moins, on le croit :


1o Un bien… Par là l’espérance diffère de la crainte, qui a pour objet un mal. —
2o Futur. Car l’espérance ne roule pas sur un bien présent que déjà l’on possède : et par là elle diffère de la joie, qui naît d’un bien présent et possédé. —
3o D’acquisition difficile. Quand (au contraire) il s’agit de quelque chose de peu de valeur, qu’on peut se procurer à l’instant (on peut dire qu’on le désire), on ne dit pas qu’on l’espère. Par là l’espérance diffère du désir (quelconque). —
4o D’acquisition possible. On n’espère pas non plus ce que l’on croit impossible ; et par là l’espérance diffère du désespoir. Sum. theol., Ia-IIæ, q. xl, a. 1.

A chacune de ces nuances de l’objet espéré, répondent autant de nuances dans l’acte qui espère. Secundum di versas rationes abjecti apprehensi, subsequuntur diversi motus in vi appetitiva. S. Thomas, ibid., a. 2. Parce que l’objet paraît un bien, nous l’aimons. Parce que nous ne le possédons pas encore, notre amour prend la forme spéciale du désir. Parce qu’il est difficile à acquérir (arduum), notre désir, quand il est assez fort pour persister, s’élance vers lui malgré les difficultés, et se nuance d’un certain courage (erectio animi). Parce que son acquisition nous paraît néanmoins possible, notre courageux désir se teinte de confiance. On peut sans doute désirer l’impossible, mais ce désir, non accompagné de confiance, n’est pas l’espoir ; on peut même s’élancer contre l’obstacle avec le « courage du désespoir », mais cette sorte de courage ne peut évidemment entrer dans l’espérance : la confiance est donc un quatrième élément qui s’impose. En résumé, amour, désir, courage, confiance, voilà ce que renferme, dans son complet développement, l’acte qu’on nomme « espérance ».

Remarques sur la 2o condition. — L’objet espéré a pour condition d’être futur, non pas en ce sens positif qu’il sera de fait, souvent l’avenir ne répond pas à nos espérances ; mais en ce sens négatif qu’il n’est pas présent pour nous. Pour nous : car, fût-il déjà présent, il suffit à l’espérance qu’il ne soit pas connu comme tel, et qu’ainsi sa présence soit pour nous comme si elle n’était pas encore. Une mère qui attend le retour de son fils en voyage, continuera à espérer, quoiqu’il soit déjà revenu à son insu. Même, lorsqu’une vague rumeur lui fera soupçonner ce retour, elle espérera : il n’y a pas encore possession parfaite de l’objet aimé, il n’y a pas encore cette joie qui succède au désir et fait cesser l’espérance ; car la possession parfaite suppose la certitude de la présence, la conscience de l’union avec l’objet. Voir S. Thomas, Sum. theol., Ia IIæ, q. xxxii, a. 1, 2 ; Haunold, Theologia, Ingolstadt, 1670, p. 421.

De là vient qu’une âme réconciliée avec Dieu, mais qui ne le sait pas avec certitude (c’est le cas ordinaire), peut espérer, peut avoir confiance qu’elle est en état de grâce, que ses péchés lui ont été pardonnés. Ainsi l’espérance, la confiance peuvent aussi se porter sur le présent ou même sur le passé, à condition que l’événement heureux ne soit pas connu avec certitude. — Conséquence grammaticale : quoi qu’en disent certains grammairiens, on peut, après le verbe « espérer », mettre le présent et le passé, quand il n’y a pas de certitude. C’est l’avis de Littré dans son Dictionnaire, et il cite Mme de Sévigné : « J’espère que Pauline se porte bien. »

Remarques sur la 3o condition. — Si l’incertitude peut suppléer le lointain de l’avenir, cette deuxième condition de l’objet, elle peut aussi suppléer la difficultc (arduitas), qui est la troisième. Tendre à l’incertain malgré son incertitude, voilà une difficulté suffisante pour que se produise l’acte qu’on nomme « espérer ». Ne dit-on pas couramment que l’on espère un événement (par exemple de gagner à la loterie), quoiqu’il n’y ait là, pour celui qui espère, aucun effort à faire, aucune difficulté particulière à vaincre, hormis le découragement qui peut naître de l’incertitude ? Et inversement que l’objet soit tout à fait certain, on ne dira plus qu’on espère. On ne dira pas : « J’espère que l’éclipse annoncée aura lieu, » on dira seulement, d’un mot plus général : « J’attends l’éclipse annoncée. » Un catholique croit que, s’il meurt en état de grâce, il sera sauvé : il ne peut pas croire de foi divine qu’il mourra en état de grâce, parce que cet événement n’est ni révélé ni certain ; mais précisément à cause de cette incertitude, il peut l’espérer. Cf. Arriaga, Disp. theol. in Iam IIæ, Anvers, 1644, p. 338.

Ce rôle important de l’incertitude dans l’espérance avait été remarque par Sénèque : Spes incerti boni nomen est, Epist., x, et par saint Thomas : « Un bien dont nous possédons déjà la cause inévitable (c’est-à-dire qui la produira infailliblement), n’a pas relativement à nous cette condition de difficulté : si quelqu’un désire un objet et peut avec son argent se le procurer aussitôt, il ne serait pas correct de dire qu’il l’espère. » Sum. theol., Ia-IIæ, q. lxvii, a. 4, ad 3um. Et, quand il énumère les conditions de l’objet espéré, saint Thomas se garde bien d’exiger qu’il soit d’acquisition certaine, mais se contente de demander qu’il soit d’acquisition possible, probable. Les protestants qui ont voulu en ce point opposer l’espérance religieuse à l’espérance vulgaire seront réfutés plus loin.

A propos de la nuance de courage (erectio animi) qui, dans l’acte d’espérer, répond à cette troisième condition, on pourrait objecter que nous confondons la vertu d’espérance avec la vertu de force à laquelle le courage appartient. On peut répondre :
a) Le courage de l’espérance est tout affectif, non encore effectif : l’espérance s’élance vers l’objet malgré les obstacles, mais en désir seulement. La vertu de force passe à l’exécution, attaque réellement les obstacles qui barrent le passage.
b) La difficulté requise pour espérer n’est souvent, nous l’avons vu, que l’incertitude de l’objet ; nous n’avons alors d’autre effort à faire que contre notre propre découragement ; ainsi nous espérons qu’il fera beau, que la navigation sera heureuse, quoique nous n’y puissions rien. La force lutte contre des difficultés extérieures, sur lesquelles elle a une prise et qu’elle peut vaincre par ses efforts.
c) La vertu de force vise uniquement ; perfectionner l’activité personnelle ; l’espérance peut très bien s’appuyer sur le secours d’autrui. C’est de Dieu, et non pas de nos propres forces, que l’espérance chrétienne attend la victoire sur des difficultés insurmontables sans la grâce. Spes, secundum quod est virtus theologica, dit saint Thomas, respicit arduum alterius auxilio assequendum. Sum. theol., IIa-IIæ, q. xvii, a. 5. ad 4um. Objectum spei est arduum consequendum, non autem arduum faciendum. Quæst. disp., De potentia, q. vi, a.9 , ad 11um.

Confirmation de notre analyse par quelques passages de l’Écriture. — Saint Paul assigne à l’espérance, pour objet, un bien « que nous ne voyons pas. » Rom., viii, 21, 25. La vue suppose un objet présent, et certain : en excluant la vue, l’apôtre exclut donc de l’objet espéré la présence et la possession, peut être aussi a certitude; et l’espérance implique un désir,