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ESPERANCE

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intéressé, au point de n’en pas reconnaître d’autre en nous à l’égard de Dieu. Après avoir rapporté ce que dit à ce sujet l’ancienne tradition des Pères, nous aborderons les développements de la théologie catholique, et nous noterons, en citant les documents ecclésiastiques, l’attitude de l’Église en face des erreurs qui ont attaqué l’espérance. L’histoire de cette grande et difficile question n’a pas encore été faite : nous voudrions l’esquisser à grands traits ; chemin faisant, nous ferons remarquer les réponses données à toutes les principales objections.

L’ancienne tradition.

1. En Orient.

Au ive siècle, nous y trouvons nettement affirmée la légitimité du motif intéressé et celle du motif désintéressé, avec leur inégale valeur. C’est une tradition recueillie par les grands docteurs cappadociens, et qu’on pourrait reprendre de plus haut, par exemple, chez Clément d’Alexandrie. Slrom., IV, c. xxii, P. G., t. VIII, col. 1346, 1347 ; cf. viii, col. 1270 ; VII, c. XII, xiii, P. G., t. IX, col. 507, 516 ; voir Freppel, Clément d’Alexandrie, xix" leçon, p. 457461. Cette ancienne tradition, les trois docteurs cappadociens la mettent vivement en lumière, en énumérant trois catégories d’élus, ou de chrétiens qui font leur salut.

|< Parmi ceux qui sont sauvés, dit saint Grégoire de Nazianze, je sais qu’il y a trois classes : les esclaves, les mercenaires et les enfants. Si tu es esclave, crains les coups ; si tu es mercenaire, regarde ce que tu recevras en récompense ; si tu es plus que tout cela, si tu es fils, respecte Dieu comme ton père ; fais le bien parce que c’est bien d’obéir à ton père, ne dût-il rien t’en revenir : ta récompense même, c’est de lui faire plaisir. » Or., xl, n. 13, P. G., t. xxxvi, col. 373.

Saint Basile voit aussi trois états d’âme, 5ta8£T£i. :, qui poussent à obéir à Dieu : « Ou bien par crainte du châtiment nous fuyons le mal, c’est l’état d’esprit servile, ou, cherchant le gain qui provient de la récompense, nous accomplissons les commandements en vue de notre propre utilité, et en cela nous ressemblons aux mercenaires ; ou bien nous obéissons en vue du bien lui-même, et par amour pour le législateur, joyeux de pouvoir servir un Dieu si glorieux et si bon, et nous sommes ainsi dans l’esprit filial. » Régulas fusius tractatæ, proœmium, P. G., t. xxxi, col. 896. « La plus parfaite manière de se sauver, dit enfin saint Grégoire de Nyssc, c’est par la charité. Quelquesuns se sauvent par la crainte, amenés par la menace de l’enfer à se séparer du mal. D’autres se rangent à Ja vertu par l’espérance de la récompense réservée aux justes ; ce n’est pas la charité, mais l’attente de la rémunération qui les fait s’attacher au bien. «  Homil., I, in Canlica, P. G., t. xuv, col. 765.

Cette manière de parler, pour accentuer le contraste et frapper les esprits, force évidemment la note. Tous ces élus ne sont-ils pas < des (ils » , puisque, d’après la doctrine même de ces Pères, on ne peut être sauvé sans être fils adoplif de Dieu ?.Mais parce que l’esprit filial apparaît parfaitement dans les troisièmes, on leur réserve par excellence le nom de « fils » . De même, on ne doit pas entendre la division en ce sens extrême, que les deux premières classes se sauvent sans faire pendant une longue vie aucun acte de charité, et que l’acte de charité soit réservé à une élite : ce serait contredire la doctrine de ces Pères sur le précepte universel de la charité. Ce n’est quaccidintellement qu’un adulte converti et régénéré par le sacrement <le baptême ou de pénitence avec la seule attrition, puis surpris parla mort, pourrait être sauvé sans l’acte <le charité. Concluons qu’il faut entendre cette triple division en un sens large, en ce sens que dans les premiers, plus fréquente est la crainte, dans les seconds, l’espérance, dans les troisièmes la charité ; les trois états d’esprit, dont on nous parle, sont des états prédominants, mais non pas exclusifs.

Au point de vue de la tradition catholique, ce qui augmente beaucoup la valeur de cette théorie large et compréhensive des docteurs cappadociens, c’est d’abord que nous ne voyons aucun autre Père qui la rejette, aucune controverse à ce sujet ; c’est ensuite que nous la retrouvons positivement adoptée par d’autres Pères après eux, en Orient et en Occident. Quelques exemples : Cassien met cette triple division dans la bouche de l’abbé Chérémon, Co//., XI, c.vi sq., P. L., t. XLix, col. 852 sq. ; S. Jean Climaque, Scala paradisi, 1°^ gradus, P. G., t. lxxxviii, col. 638 ; S. Maxime abbé, Mijsltigogia, c. xxiv, P. G., t. xci, col. 710 ; S. Bède, In Luc, c. xv, P. L., t. xcii, col. 524 ; Eadmer, Liber de S. Anselmi siniilitiidinibus, c. CLXix, P. L., t. CLix, col. 693.

2. En Occident.

C’est surtout saint Augustin, dont il faut étudier ici la doctrine, soit parce que les Latins l’ont beaucoup suivi, soit parce que sa théorie sur ce point n’est pas des plus claires, et la preuve en est qu’on l’a prise dans deux sens diamétralement opposés et également faux, comme l’observe le P. Poitalié. Voir Augustin, t. i, col. 2437.

Saint Augustin s’est attaché à relever et à inculquer l’amour d’espérance, par lequel nous cherchons en Dieu notre bonheur. Il l’a appelé un amour pur, chaste, un amour de Dieu pour lui-même, par opposition à l’amour qui n’aimerait Dieu que pour obtenir de lui les biens de cette vie, comme l’aimaient les Juifs « charnels » . Cette opposition est très fréquente chez lui, soit que ses diocésains d’Hippone eussent une dévotion trop semblable à celle de ces Juifs, soit l)our toute autre raison. Il leur dit, par exemple : « Le ca’ur est pur devant Dieu, quand il cherche Dieu, à cause de Dieu, £ » « ! /) ! propter Dcum.^’On a faussement cru qu’il parlait ici du motif absolument désintéressé de la charité, et qu’il donnait au Dcus umalus propter se le même sens que les théologiens modernes. Lisez ce qui suit : « Le cœur des fidèles lui parle ainsi : Je me rassasierai, non pas des viandes de l’Egypte, ni des melons et des oignons… qu’une génération perverse préférait même au pain descendu du ciel, ni même de la manne visible ; mais je me rassasierai, quand votre gloire me sera manifestée. Ps. xvi, 15. Voilà l’héritage du Nouveau Testament… Mais cette génération perverse, même lorsqu’elle semblait chercher Dieu, l’aimait par des paroles mensongères, et son cœur n’était pas droit devant Dieu, puisque son amour portait plutôt sur ces choses, en vue desquelles elle cherchait le secours dcDieu. » /i/irt/r. ( ; i /j.s. /..y.w/ ;, n. 21, /’. L., t. xxxvi, col. 996. Et ailleurs : " Aimons-le gratuitement. Qu’est-ce à dire ? Ainu)ns le pour lui-même, et non pour autre chose. Si tu sers Dieu, pour qu’il te donne quelque autrechosc, tu nel’aimes plus gratuitement. Tu rougirais si ta femme l’aimait à cause de tes richesses, > etc. In ps. i.iii, n. 10, col. 626. Cet amour’gratuit » (on dirait aujourd’hui désintéressé ) n’em])êche nullement de chercher Dieu comme utile pour nous : « N’attendons pas de lui autre chose que lui-même, qui est notre souveraine utilité et notre salut : c’est ainsi que nous l’aimons gratuitement, selon celle parole de l’Écriture : Il m’est bon de m’atlachcr à Dieu. > De Gencsi ad litt., I. VIII, c. XI, P. L., t. XXXIV, col. 382. Pour d’autres exemples, voir Augustin, t. i, col. 2436, 2437.

.Ainsi quand il parle d’amour pur, d’amour gratuit, d’anu)ur de Dieu pour Dieu, d’ordinaire il oppose au plus grossier intérêt un amour relativement désintéressé. En prêchant ce désintéressement initial et fondamental il relève déjà les âmes au-dessus des choses de la terre, il les oriente vers leur fin dernière