Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 5.djvu/349

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

673

ESPERANCE

674

l’unique fin de son existence, lors même que parmi les plaisirs il choisirait le plus pur, celui qui naît de la possession de Dieu, d’autant plus que ce serait faire de Dieu un pur moyen. « L’âme qui n’aimerait Dieu que pour l’amour d’elle-même, élablissani la fin de l’amour qu’elle porte à Dieu en sa propre commodité, hélas ! elle commettrait un extrême sacrilège. » S. François de Sales, loc. cit. Si le bonheur (béatitude) est par les théologiens souvent appelé fin dernière, cela ne fait pas que le plaisir soit la fin dernière de l’homme, car le plaisir n’est pas toute la béatitude, ni son élément principal. La béatitude, que désire l’espérance chrétienne, se compose indivisiblement de Dieu lui-même ( « béatitude objective » ), et de la possession de Dieu ( « béatitude formelle » ) ou subjective. Et cette béatitude subjective elle-même ne peut se réduire au plaisir ; c’est avant tout le suprême développement de l’homme dans sa nature spirituelle, par la vision intuitive de Dieu, par la perfection de l’amour de Dieu, par l’heureuse impuissance de pécher désormais ; c’est, par manière de complément secondaire, le plaisir qui résulte de cet état et de ces opérations si parfaites ; car tout plaisir n’est pas mauvais ; d’un objet honnête résulte’in plaisir honnête. Alais le plaisir, même honnête, ii est pas ce que l’espérance chrétienne désiro., ar-dessus tout : de même que dans l’ordre naturel des choses le plaisir n’est qu’une conséquence de la perfection de l’action et de la perfection de l’agent, de même, dans notre désir de la l)éatitude formelle, nous désirons principalement la perfection surnaturelle de notre être et de ses opérations, et par voie de conséquence le plaisir qui en suivra. Nous désirons le plaisir avec le reste, mais nous ne faisons pas du plaisir le motif calculé de désirer le reste. Cf. S. Thomas, Sum. theol., P IP-, q. ii, a. 6 ; q. iv, a. 1, 2. Quant au sentiment de plaisir qui souvent accompagne et facilite nos actes, s’il n’entre pas dans un calcul, il n’altère pas le motif de l’acte libre.

b) La doctrine catholique ne soutient donc pas la morale de l’intérêt ou morale utilitaire, qui remplaçant la recherche plus spontanée du plaisir par un savant calcul des plaisirs et des peines, au fond ne diffère pas de la morale du plaisir, puisqu’elle le conserve comme fin dernière et ne fait que mieux calculer les moyens. Le but suprême de la vie poursuivi par l’utilitarisme, suivant la formule de Bentham, son chef, c’est « le maximum de plaisir avec le minimum de douleur ; » pour y arriver la vertu est recommandée, mais prise comme un pur moyen, et subordonnée ; ’» une fin indigne d’elle, d’autant plus que le plaisir cherché par les utilitaires n’est pas celui du ciel, mais celui de la terre. La théologie catholique, au contraire, sans compter qu’elle n’admet pas un plaisir quelconquc, ne fait pas de la vertu un pur moyen d’arriver au ciel et reconnaît qu’on peut l’aimer pour elle-même ; suivant le style des anciens, elle n’en fait pas seule ment un bien utile, mais un bien honnête. Quædam, dit saintThoinas eu parlant des vertus, appctuntur ci prnpter se, in quantum habent in scipsis nlir/uam rationem honitntis, eliamsi nihil alitid boni per ca nobis accidcret ; et tamen sunt appriihilia proptcr aliud in quantum srilicct perducunt nos in aliquod bonum perfectius… Et Itoc suffîrit ad rationem honcsti. Sum. theol., II’II’, q. cxLV, a. 1, ad l’"". Ainsi pour nous, autant quc pour les rationalistes et les kantlstes, le bien est bien indépendamment de toutes ses conséquences agréables ou désagréables. Une action n’est pas bonne uniquement parce qu’elle est récompensée, mais récompensée parce ciu’elle est bonne, c’est-à-dire honnête et vertueuse.

c) La doctrine catholique n’oblige pas à faire toutes ses actions en vue de la récompense céleste.

Nous l’avons déjà constaté pour l’acte de charité théologale où l’on s’oublie pour Dieu. Quant aux vertus morales, puisqu’elles sont aimables pour elles-mêmes, comme vient de nous le dire saint Thomas, la théologie catholique admet qu’on puisse agir souvent par amour de la vertu, du bien moral, sans porter plus loin son regard, sans songer à la récompense, que d’ailleurs on mérite très bien sans y penser. Je paie mes dettes par honnêteté, par probité, par respect des droite d’autrui, sans autre motif présent à ma pensée : c’est un acte de justice, qui est certainement bon devant Dieu, et peut même être le fruit d’une vertu surnaturelle. La doctrine catholique ne dit pas que dans tous nos actes libres nous devions considérer comme fin notre bonheur. Voir Éludes du 20 mai 1911, p. 486sq. Par là encore, l’eudémonisme, tel que l’entend l’Église, en laissant une place au désintéressement, diffère de la morale du plaisir et de l’intérêt.

2. On méconnaît la nature humaine.

La tendance au bonheur, bien qu’elle n’apparaisse pas dans tous nos actes, est pour l’humanité un ressort puissant, naturel et nécessaire : de là, l’inanité de tous les systèmes de morale qui ne font pas au bonheur sa part. Le kantisme, par exemple, nous impose l’impératif du devoir, tombé on ne sait d’où, peut-être simple préjugé subjectif, et commande des vertus pénibles, sans concilier ces sacrifices avec la tendance au bonheur que l’homme pourtant constate en lui et dont il aperçoit la légitimité. Sans cette conciliation, le devoir ne restera-t-il pas un pur problème ? Et les passions, qui ont hâte de s’en affranchir, ne s’autoriseront-elles pas de cette antinomie troublante du devoir et du bonheur ? L’impératif catégorique, demandant un impossible, un illégitime abandon du bonheur a-t-il vraiment force de loi ? Et ne devrait-on pas consulter les possibilités et les tendances de le nature humaine, quand on veut lui fabriquer une morale ? C’est ce qu’avoue Paul Janet lui-même, que nous citions tout à l’heure : < Il s’agit, en morale, de l’homme réel et non d’un lionune fictif et imaginaire. On ne peut inqioscr à un être une loi qui ne serait pas conforme à sa nature : ce qui doit cira doit avoir ime certaine proportion avec ce qui peut être. L’homme n’est ni ange ni bête, a dit Pascal ; et souvent qui veut faire l’ange fait la bêle. » Loc. cit., p. 7. Les anges de Kant ne volent que d’une aile ; lui-même en gémit, et va jusqu’à dire qu’il n’a peut-être pas existé une seule bonne action depuis le commencement du monde, bonne suivant la formule de son système.

Remarquons, en finissant, que ce système de Kant suppose nécessairement la réfutation de la morale du bonheur, de l’eudémonisme péripatéticien, et qu’il ne l’a pas réfutée au jugement d’un historien de la philosophie tel qu’lTebcrweg. (icschivhie, ", )’édit., p. 319. Voir Aug. Valensin et les auteurs qu’il cite, dans le Dictionnaire apologétique de la foi catholique, art. Criticisme kantien, col. 7."), 5.

L’Église catholique, elle, a proclamé au concile de Trente et dans la condamnation de Jansénius, ce grand principe : ’Dieu n’ordonne pas l’impossible. » Denzinger, n. 804 (686), 1002 (966). Et pour que la loi morale soit possible et pratique, elle tient compte de la tendance au bonheur, et rattache la béatitude future à l’observation de la loi. Si l’homme peut agir parfois par pur amour de la vertu sans motif ultérieur, il faut aussi qu’il pratique les vertus en vue de la récompense céleste. i ; t il n’y a rien en cela qui dégrade les actes de vertu. Qu’est-ce que la’vertu, ! a pratique du rlevoir ? C’est la réalisation bien imparfaite, bien passagère, de l’ordre moral en moi. Si j’aime vraiment cet ordre, je ne puis m’arrèler toujours à son ébauch.", je dois aspirer à sa réalisation plus parfaite. Or, la béatitude, telle que la pr()pose la