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GNOSTICISME


qui est bon, et elle, qui est mauvaise. Il y a donc, entre ce Dieu et la matière, place pour un créateur : ce créateur, c’est le démiurge. Et voici comment les gnostiques en ont expliqué l’existence, la nature et la fonction. En Dieu et par Dieu s’est opérée une première manifestation divine : c’est un couple d’éons. mâle et femelle, une syzygie ; de ce couple est sorti un second couple, et de celui-ci un troisième ; et la série s’est continuée au gré de chaque constructeur de système, formant le plérome divin. Or, au fur et à mesure que les éons s’éloignent du Premier Principe, source de l’émanation, se produit une diminution ou une dégradation proportionnelle de l’être divin, si bien qu’à l’extrême limite, le dernier éon ne possède que le minimum de divinité. Il en possède pourtant assez pour rendre encore la création impossible. Ici survient une hypothèse nouvelle, celle d’une déviation dans l’intérieur du plérome. Un éon, méconnaissant les devoirs de sa nature, commet, par ignorance ou par orgueil, l’impertinence de vouloir connaître ce qui est au-dessus de lui ou de se croire le premier et le plus puissant de tous les êtres : il dévie. En punition, il est aussitôt exclu du plérome divin, et va dans le monde intermédiaire, qui se peuple, à l’exemple du monde supérieur et d’une manière semblable, d’une foule d’éons, dont le nombre varie au gré des constructeurs de systèmes. Cet éon prévaricateur chassé du plérome est maintenant capable de faire œuvre de démiurge, c’est-à-dire de créer le monde matériel et l’homme. Sa nature ayant été viciée par sa faute, son œuvre naturellement ne peut être que viciée. Et voilà comment s’explique l’imperfection de ce monde et la présence du mal ici-bas. L’idée chrétienne, comme on le voit, n’est pas tout à fait étrangère à cette étrange conception, mais comme elle est défigurée ! Car ce n’est là que substituer à la chute des anges et de l’homme, telle que l’enseigne la Bible, la chute d’un Dieu ; remplacer un mystère, profond sans doute mais raisonnable, par une énormité blasphématoire ; c’est introduire au sein même de la divinité la réalité d’une déchéance beaucoup plus choquante que celle d’une créature, et finalement faire quand même de Dieu l’auteur du mal.

4. Sotériologic.

Un autre dogme chrétien, celui de la rédemption, a été aussi défiguré que celui de la création. La rédemption s’explique raisonnablement dans la doctrine chrétienne : c’est Dieu prenant en pitié la misère de l’homme et venant à son secours par l’incarnation et la mort du Sauveur. Mais dans le gnosticisme ? Il y a là, il est vrai, l’éon coupable, le démiurge, qui a jeté le trouble dans le plérome. Quel que soit le mobile qui l’a poussé, il n’en a pas moins commis une faute ; il a donc besoin d’être guéri, relevé, sauvé, en reprenant conscience de sa vraie nature, en se contentant de sa position dans l’échelle des éons ; et c’est en cela que consistera son rachat.

Mais dans l’œuvre du démiurge, qui est une œuvre mauvaise et destinée, assure-t-on, à périr, à quoi bon la rédemption ? Il en est pourtant question, mais avec cette nuance significative qu’il s’agit, non de la rédemption de ce monde, mais de la rédemption dans ce monde. Car ce n’est pas ce monde, en tant que monde, qui est racheté, c’est quelque chose d’étranger à ce monde et qui se trouve dans ce monde. Ce monde, en effet, d’après les gnostiques, est le séjour ou la prison d’un élément, qui, abîmé dans la matière, y gémit et y souffre, comme un pauvre être désorbité, que tourmentent le regret du séjour céleste et le désir de retourner à son lieu d’origine, mais qui est réduit à l’impuissance tant qu’un secours ne lui vient pas d’en haut. Qu’on appelle cet élément divin, Pensée, Étincelle, Filiation, Pneuma, peu importe ; c’est uniquement cet élément divin engagé dans la matière ou retenu prisonnier par les anges qu’il s’agit de délivrer et qui est

délivré ; le monde matériel n’est que le théâtre passager de cette délivrance et doit être anéanti.

Il en est pareillement pour l’homme ; car, en dépit de son origine et de sa dépendance du démiurge, l’homme se trouve aussi en possession d’un élément supérieur, Image, Ressemblance, Étincelle divine ou Élément pneumatique. Et dans l’homme c’est exclusivement cet élément divin qui est racheté ; car son corps, formé de matière, est destiné à périr pour toujours. La distinction gnostique de l’humanité en trois catégories d’hommes, les hyliques, les psychiques et les pneumatiques, ne doit pas donner le change. Les pneumatiques sont des élus ; ils possèdent déjà l’élément divin et, quoi qu’ils fassent, ils sont assurés de leur salut. Les psychiques ne le possèdent pas, mais ils peuvent l’acquérir s’ils embrassent la gnose, et dès lors ils bénéficient du salut comme les pneumatiques ; sinon ils partagent le sort des hyliques qui, eux, à raison même de leur nature matérielle, sont irrémédiablement exclus du salut. De la sorte la rédemption gnostique n’embrasse pas toute l’humanité ; elle tst une certitude absolue pour les pneumatiques, un espoir problématique pour les psychiques, une impossibilité radicale pour les hyliques. En outre, elle laisse de côté, dans ceux qu’elle atteint, la partie matérielle de la personne humaine, le corps.

Dans ces conditions, le rôle du Sauveur est loin de ressembler à celui du Jésus de l’Évangile ; et la gnose, ici, aboutit au docétisme, c’est-à-dire à la contrefaçon, ou plutôt à la suppression des mystères de l’incarnation et de la rédemption. Voir Docétisme, t. iv. col. 14801501. L’éon sauveur appartient à l’un des premiers rangs du monde supérieur. Pour accomplir sa mission, il descend à travers les habitants du plérome et du monde intermédiaire, sans se faire connaître d’eux, mais en leur communiquant dans la mesure de leurs besoins ce qui doit constituer leur bonheur définitif. Arrivé à l’homme, comme il ne peut pas contracter d’union avec la matière, il se contente d’habiter quelque temps en Jésus, du baptême jusqu’à la passion exclusivement. Ce n’est point lui qui souffre et meurt, c’est Jésus seul. Il n’a donc eu de l’humanité que les apparences. Le Jésus terrestre, le Jésus de l’Évangile, n’a été que son réceptacle passager, son masque ; autrement dit, ce Jésus n’est pas Dieu. Et c’était là ruiner le christianisme par sa base.

5. Eschatologie.

La rédemption, selon les gnostiques, étant accomplie dans ce sens et de cette manière, sans qu’il soit question de la résurrection de la chair, cet autre dogme chrétien inscrit au symbole, chacun des éléments divins reprendra sa place ; l’ordre, la paix, l’harmonie régneront dans les mondes supérieurs. Ce sera la reconstitution de l’état primitif, une àjroy.aTcxa-aau. Ainsi sera réparée la déviation de l’éon prévaricateur, l’œuvre du démiurge. Nous sommes loin des fins dernières, telles que les enseigne le christianisme. L’enfer est remplacé par l’anéantissement ; le ciel n’est plus une récompense. La terre n’est que le théâtre où l’envoyé du plérome sauve uniquement ce qui appartient au monde supérieur.

La morale du gnosticisme.

Il est facile d’entrevoir

la morale qui peut sortir d’une pareille métaphysique. La plupart des chefs gnostiques ont négligé l’éthique dans leurs systèmes ; mais ils ont posé des principes, gros de conséquences fâcheuses. Et il s’est trouvé parmi eux des logiciens déterminés qui ont tiré de ces principes ces conséquences abominables et ont réduit leur doctrine à n’être qu’une justification de l’immoralité. Du reste, à défaut de théorie spéciale, chaque gnostique, pour son compte, devait fatalement aboutir au même résultat. Et cela se comprend ; car du moment que la possession de la gnose assure absolument le salut, il était bien superflu de s’inquiéter de la