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MAL. DOCTRINE DES PÈRES


Ainsi, en définitive, la métaphysique d’Aristote aboutit à une sorte de dualisme. Tout s’y ramène à deux principes : la matière et la forme, la puissance et l’acte. Plutarque a raison : Aristote nomme bien le premier principe la forme, et l’autre la privation, c’est à dire, la matière principe et cause de la privation ou du mal. Sous le premier moteur immobile, fin vers laquelle tout le reste gravita, l’âme ou la forme du monde et la matière à qui elle est immanente sont en lutte constante, l’âme étant animée d’un désir éternel de vaincre la matière et de diminuer son empire, pour promouvoir sous des modes divers le règne de la bonté et de la beauté.

Pour qualifier ce dualisme il resterait a déterminer si, dans la pensée d’Aristote, la causalité de la première cause efficiente (ou du premier moteur immobile, première cause efficiente par rapport au monde) s'étend à la matière première, on si elle est limitée aux transformations substantielles. c’est-à-dire, é l’éduction de la forme substantielle de la potentialité de la matière. Mais il y a la un problème obscur, qu’il est impossible de résoudre avec certitude. Dans le premier cas, Stagyrite se serait élevé à l’idée de la création, tout au moins l’aurait entrevue ; dans le second cas, au contraire, sa théorie de monde — et du mal — était peu différente du dualime platonicien. M. E. Lasbax, Le problème du mal. p. 11. adopte eette seconde hypothèse. Pour lui, le principe du mal se réduit, chez Aristote, à n'être que la matière qui résistera à l’Idée, comme la puissance en quelque sorte virtuelle à l’effective actualisation. Cf. Gonzalez, Hist. de la philos., trad. de Pascal, t. i, p. 310.

Avec les stoïciens, nous retrouvons le monisme à peine perfectionné des Éléates. Dans ce système, le mal est nécessaire et inévitable dans la monde. Non seulement les maux physiques, mais encore le mal moral sont des manifestations ou, si l’on veut des évolutions nécessaires et fatales de la Divinité. Sans doute. Dieu ne veut pas le mal, mais celui-ci est inévitable : il est même nécessaire pour que le bien existe, soit dans l’ordre physique, soit dans l’ordre moral. Qu’importent les souffrances et les fautes individuelles, si le monde est plus heureux et plus parfait ! Dès lors, le problème du mal se résout de lui-même : tout désordre disparaît de la grande harmonie du monde ; tout conspire a sa perfection. Cléanthe, Hym., vers 19 sq. : Chrysippe dans Plutarque, De comm. not., c. xiv. édit. Ditot, t. ii. p. 1303.

Quant au néo-platonisme, il est nettement dualiste à ses débuts ; il le restera presque jusqu'à la fin. Xénocrate accentue le dualisme de Platon ; aux premiers siècles de notre ère, néo-pythagoriciens et néo-platoniciens (Plutarque, Maxime de Tyr, Apulée…) se rencontrent sur un terrain commun dont le dualisme plus ou moins platonisant constitue l’une des thèses essentielles. Plotin s’efforce d’y échapper, puisqu’il rattache le mal au bien. Plotin, après avoir fait quelques concessions au dualisme, dirige bientôt contre les gnostiques tous les traits de sa dialectique. M. E. Lasbax, Le problème du mal, p. 11. Tout aspire au Bien, et par cette aspiration l'âme reçoit de l’intelligence les raisons séminales ou formel auxquelles sous son influence démiurgique, la matière participe, constituant ainsi le monde. Ve Ennéad., l. IX, c. viii. La matière par elle-même est le non-être, l’informe, 11e Ennéad., l. IV, c, x. le mal, ibid., c. xvi, dont l’existence procède cependant du bien par l’intermédiaire de l’âme : elle marque le dernier degré possible de l'éloignement du bien. 1re Ennéad., l. VIII, c. viii. Quant au monde, il est bon, suspendu au bien. IIIe Ennéad., l. II, c. iii. Voir art. Bien. col. 830-831, pour le rattachement du point particulier qui nous occupe a la théorie générait du Bien, chez Plotin. Déjà chez Plotin, nous trouvons cette doctrine que les Pères opposeront plus tard aux hérétiques et qui voit dans la limite, dans le caractère fini des êtres, la raison première de l’imperfection et du mal. Elle est plus précise encore chez Proclus, à qui l’empruntera le pseudo Denys, puisque, comme l’a établie P. J. Stiglmayr, sur cette question si importante, Denys n’a fait qu’introduire dans son texte De divin. nomin., c. iv. n. 18-34, un extrait du De maolorum subsistentia de Proclus. Cf. art. Création, t. iii, col. 2075. En se reportant a l’art Bien, t. ii, col. 832, on verra comment Proclus, au traité des Causes, établit que Dieu commumique sa bonté par la création, et comment la production des choses par ou par un agent inférieur n’empêche pas la réalisation directe de ces choses selon un mode supérieur « par la cause première ». Le premier Bien identique à l'Être et créateur de l'Être en toutes choses, telle est la notion que la philosophie néoplatonicienne livre dans son dernier effort, le traite des causes, à la théologie traditionnelle. Celle-ci saura en tirer parti.

Pour être complet, il resterait à dire un mot de la position de Philon sur la question présente. Elle a été suffisamment déterminée dans l’article Création, t. iii. col. 2053.

Cette étude des doctrines de la philosophie ancienne est évidemment très rapide et par là incomplète. Telle quelle, elle nous permet de constater la quasi-unanimité de l’antiquité sur le problème qui nous occupe. Dieu, essentiellement bon, ne peut être auteur ou cause du mal. Cette cause doit être recherchée en dehors de lui. Qu’elle soit discorde, dualité, matière éternelle… elle échappe, en tant que principe du mal, a la causalité de l’Un, du Bien, de Dieu. Et cela devait être, dès lors que l’on excluait la création ex nihilo de l’explication de l’origine du monde.

Ici, comme sur beaucoup d’autres terrains de la philosophie, l’influence de Platon est tenace et pénétrante, si pénétrante que les stoïciens eux mêmes n’y échapperont pas complètement.

III. Période Patristique.

De ce qui précède on a pu conclure que, dans l’ensemble, la solution dualiste avait dominé la philosophie antique, il était inévitable que, du jour où le christianisme commencerait à philosopher, le dualisme ne pénétrât chez les chrétiens ; ce sera un des plus graves devoirs de l'Église de répondre à cette erreur.

L’erreur.

1. Le gnosticisme.

L’hérésie gnostique date du temps même des Apôtres. Or, l’idée essentielle de cette erreur, le problème fondamental qu’elle cherche à résoudre, c’est le problème de l’origine du mal, auquel se trouve intimement lié le problème de l’origine du monde, c’est-à-dire, du passage de l’infini au fini. « A négliger les différences de détail qui distinguent les systèmes gnostiques les uns des autres, et à ne tenir compte que de leur fond commun, une théorie générale se dégage, qui a pour point de départ la conciliation de l’existence de Dieu avec l’existence de la matière. Dieu ne peut être que parfait ; et la matière passait aux yeux des gnostiques comme d’essence mauvaise et comme le siège du mal ; elle ne pouvait donc pas être l'œuvre immédiate de Dieu. » Art. Gnostiscime, t. vi, col. 1459.

Telle est la position du gnosticisme. L’existence de Dieu ne fait plus de doute ; et même, pour la plupart des gnostiques, Dieu est unique en principe. Mais ce Dieu suprême n’a pu créer la matière : il y a incompatibilité absolue entre Lui, qui est bon, et elle qui est mauvaise. D’où entre ce Dieu et la matière, se place un créateur : ce créateur c’est le démiurge son inférieur, dont la nature a été viciée par la faute (qui l’a fait chasser du plérôme), et dont l’œuvre, par conséquent, ne peut être que viciée. Ainsi s’explique