de la pensée du novateur, était loin de présenter une parfaite cohérence et, somme toute, elle posait autant de problèmes qu’elle n’en résolvait. Nous ne pouvons dire si du vivant même de l’hérésiarque on éprouva le besoin de spéculer sur les fondements philosophiques du système ; mais il est certain que, peu de temps après sa mort, les discussions commençaient et aussi les divisions.
Sans doute on resta fidèle dans l’ensemble à un certain nombre de postulats fondamentaux : fidélité à la Bible telle que le maître l’avait constituée ; répudiation absolue de l’Ancien Testament et du Dieu créateur ; nécessité de la foi au Dieu-rédempteur ; nécessité de l’ascèse, tous ces points se rencontrent dans les descriptions hérésiologiques, si éloignées qu’elles soient des origines. Mais, sur le fond même du système, les divergences ne manquèrent pas et la spéculation scolastique, si l’on ose dire, finit par aboutir à de véritables schismes.
Le premier se produisit dès le dernier tiers du iie siècle ; nous le savons par Rhodon, un asiate venu à Rome, qui composa un livre contre l’hérésie de Marcion. Eusèbe, qui eut le livre en main, en cite quelques extraits. H. E., V, xiii, P. G., t. x, col. 460 sq. « Rhodon, nous dit-il, raconte que de son temps la secte se divisait en différentes opinions : il cite les auteurs de cette dissension et réfute avec un soin exact les allégations fausses imaginées par chacun d’eux. Et Eusèbe de citer un texte de Rhodon, suivant lequel, en somme, trois tendances, dès ce moment, se faisaient remarquer. Apelles d’un côté, ne reconnaissait qu’un seul principe, se contentant d’attribuer les prophéties au démon : μίαν ἀρχὴν ὁμολογεῖ, τὰς δὲ προφετείας ἐξ ἀντικειμένου λέγει πνεύματος. En d’autres termes Apelles revenait au monisme, et ne se débarrassait de l’Ancien Testament qu’en l’attribuant à un esprit créé. Sur Appelles et le schisme qu’il créa, voir t. i, col. 1455. Sur Lucain ou Lucien, voir t. ix, col. 1002, 1003.
D’autres, continue Rhodon, à la suite de Marcion lui-même, introduisent deux principes : de ceux-ci sont Potitus et Basilicus. Eux aussi suivaient le loup du Pont, et comme ils ne trouvaient pas, non plus que lui, la division des choses, τὴν διαίρεσιν τῶν πραγμάτων, ils s’en tirèrent avec dextérité et déclarèrent leurs deux principes tout simplement et sans preuve. On entendra que cette école posa tout simplement le dualisme du Dieu-créateur et du Dieu-rédempteur sans rechercher aucune démonstration de cette énormité métaphysique. « D’autres, dit enfin Rhodon, se sont encore écartés d’eux pour aller à quelque chose de pis ; ils établirent non seulement deux, mais trois natures, τρεῖς ὑποτίθενται φύσεις ; leur chef et président est Synéros, selon ce qu’affirment ceux qui attaquent son école. » Quels étaient les trois principes que l’on affirmait ici ? Les deux dieux d’une part et, vraisemblablement, à côté d’eux la matière incréée, dont Marcion avait postulé l’existence sans se mettre en peine de savoir s’il fallait l’équiparer aux deux autres principes qu’il met en action ; à moins qu’il ne s’agisse d’un esprit mauvais assimilable, jusqu’à un certain point au Créateur et au Rédempteur.
Partisans de deux ou de trois principes, s’ils ne se séparèrent pas au point de vue ecclésiastique, ils n’en continuèrent pas moins à se chamailler. Le dialogue dit d’Adamantius, cf. ci-dessus, col. 2011, expose d’une manière fort précise l’antagonisme des deux écoles. Des deux interlocuteurs d’Adamantius, le premier, Mégéthius est pour les trois principes. Il connaît le Dieu bon, père du Christ, qui est le Dieu des chrétiens ; le démiurge qui est le Dieu des Juifs ; un principe mauvais enfin, qui est le Dieu des païens. Dial., i, P. G., t. xi, col. 1717 B. Marc au contraire reconnaît deux principes seulement, l’un bon, l’autre mauvais, indépendants, éternels, coexistant, ayant chacun leur création. Le mot de πονηρός, employé par Marc, pour caractériser le Dieu de l’Ancien Testament ne doit pas donner le change : c’est bien le même que le Dieu juste de Marcion ; il est appelé ainsi par rapport au Dieu bon. Mais où Marc semble se séparer nettement de Marcion, c’est quand il découvre dans l’homme une étincelle de vie qui provient non du Créateur, mais du Dieu bon : Creator, quando plasmavit hominem et insufflavit in eum, non potuit ad perfectum eum explicare. Videns autem desuper bonus Deus volutari figmentum creatoris et palpitare misit ex proprio spiritu et vivificavit hominem. Dial., ii, ibid., col. 1772 A. Cette donnée qui se retrouve chez de nombreux gnostiques, et en propres termes dans Satornil, et qui est aussi un des principes fondamentaux du manichéisme, constituait une déformation importante du marcionisme primitif.
Il serait difficile de dire laquelle des deux tendances, celle de Marc (deux principes), ou celle de Mégéthius (trois principes) l’emporta. Il est remarquable, en tout cas, qu’à partir du milieu du iiie siècle les témoins catholiques parlent, le plus ordinairement, des trois principes τρεῖς ἀρχαί, quelquefois τρεῖς ὑποστάσεις, quelquefois τρεῖς φύσεις du marcionisme. Voir l’indication des textes dans Harnack, p. 166. On observera seulement que, parmi les témoins qui parlent de trois principes, les uns entendent trois principes personnels, tandis que d’autres a côté du Dieu-créateur et du Dieu-rédempteur rangent la matière. Grégoire de Nazianze est très précis dans ce dernier sens : οἱ τρεῖς φύσεις τιθέντες οὐ κινουμένας, τὴν πνεύματος, χοός τε, τὴν τ’ἀμφοῖν μέσην. De seipso, vers 1181, P. G., t. xxxvii, col. 1109. On ne s’étonnera donc pas d’entendre quelquefois parler de quatre principes, à savoir : les trois personnes du Dieu bon, du démiurge et de l’esprit mauvais, et à côté d’elles la matière. Cf. Hippolyte, Philosoph., X, xix, P. G., t. xvi c, col. 3435. On aurait mauvaise grâce à reprocher aux témoins catholiques ces apparentes contradictions qui existent entre eux. C’est dans les divergences des diverses écoles qu’elles trouvent leur explication, et elles témoignent, à leur manière, de l’absence de doctrine métaphysique aux origines mêmes du système. Du jour où le manichéisme viendra s’ajouter encore, comme cause de contamination, à cette raison essentielle, il pourra devenir très délicat de faire le départ de ce qui, en certains textes, revient à la doctrine de Marcion et de ce qui est proprement la doctrine de Mani.
En dehors de ce point capital, on a relevé sur quelques points de détail des divergences appréciables. L’exposition toute mythologique que donne Eznik de Kolb, la création de l’homme suivant les marcionites est certainement étrangère à la pensée du marcionisme primitif. On en dira autant de la christologie que prête saint Hippolyte à un marcionite d’origine araméenne venu à Rome vers son époque et qu’il appelle Prépon. Le Christ, selon lui, est un principe intermédiaire entre le principe bon et le principe mauvais, Philosoph., VII, xxxi, col. 3334. Épiphane doit penser à quelque théorie analogue quand il déclare que, d’après certains marcionites, le Christ aurait été le Fils, non du Dieu bon, mais du démiurge, mais qu’étant devenu plus miséricordieux que son père, il l’aurait abandonné pour monter dans les régions supérieures, vers le Dieu bon, d’où il serait revenu ensuite en ce bas monde pour juger son propre père et détruire ses lois et ses décrets. Hæres., xlii, 13, P. G., t. xli, col. 813. On signalera enfin l’allure tout anthropomorphique que prend, dans Eznik, la doctrine de la rédemption. Mais bien que tout ceci nous écarte considérable-